Importer du gaz américain : la schizophrénie européenne

(Artricle de Philippe Charlez initialement publié dans Contrepoints du 6 Mai 2022)

Avec leur gaz de schiste, les Américains sont encore une fois les grands gagnants de la crise gazière entre la Russie et l’Europe.

Qui a encore en mémoire le documentaire Gasland ? Projeté en 2010 au festival de Sundance aux États-Unis son contenu s’était répandu comme une traînée de poudre dans le monde entier.

Véritable procès d’intention à l’encontre des exploitants américains de gaz et pétrole de schistes, le documentaire mettait en avant la question controversée de la pollution des nappes phréatiques par la méthode de la fracturation hydraulique. La célèbre image du « robinet en feu » laissant supposer une eau du robinet polluée par le gaz a fait le tour du monde et a embrasé les réseaux sociaux. On sait aujourd’hui qu’il s’agit d’une manipulation grossière, l’image ayant été tournée dans une région où il n’y a jamais eu d’exploitation de gaz de schiste. Qu’importe le mensonge ! L’allégorie a définitivement ancré dans l’imaginaire collectif la fracturation hydraulique comme une menace environnementale polluant les aquifères d’eau potable. Aujourd’hui encore, toute discussion rationnelle sur le sujet est pratiquement impossible.

Gasland n’a pourtant pas empêché les exploitants américains de continuer avec succès l’exploitation de leurs ressources non conventionnelles à l’aide de la fracturation hydraulique. Grâce aux pétroles et aux gaz de schistes, les Américains sont aujourd’hui les premiers producteurs mondiaux de pétrole (19%) et de gaz naturel (22 %) dont ils exportent une partie sous forme de GNL (Gaz Naturel Liquéfié).

Le pragmatisme américain n’a d’égal que la bien-pensance environnementale européenne laquelle s’est toujours violemment opposée à tout développement de gaz de schiste sur le Vieux Continent. En France Ségolène Royal alors ministre de l’Environnement avait vivement dénoncé un contrat passé entre ENGIE et l’entreprise américaine Cheniere en vue de la fourniture de gaz naturel liquéfié américain, tandis que le président de l’époque François Hollande avait solennellement déclaré « tant que je serai président, il n’y aura pas d’exploration de gaz de schistes » ; exploration et non exploitation… nous n’étions même pas autorisés à regarder ! Pourtant, certaines études préliminaires effectuées en 2013 avait montré que le développement des gaz de schistes européens aurait pu conduire à une production annuelle de l’ordre de 160 milliards de m³ par an soit exactement… les importations russes actuelles. Trop tard malheureusement pour relancer aujourd’hui ce dossier !

L’Europe fait venir du gaz de schiste américain

Pour se délivrer au moins partiellement de la geôle gazière russe, l’Europe n’a pas d’autre choix que d’importer du gaz naturel liquéfié et notamment du gaz de schiste américain liquéfié généreusement (mais à haut prix !) proposé par Joe Biden.

Fin mars, notre principal fournisseur de gaz Engie avait amendé un contrat existant avec la société américaine Cheniere Energy afin d’accroître les livraisons de GNL dans nos ports méthaniers. Cette semaine, le gazier français a signé avec une autre compagnie américaine NextDecade un contrat sur 15 ans projetant de livrer 2,4 milliards de m³ par an à partir de 2026. Situation d’autant plus paradoxale qu’en 2020 l’État actionnaire (24 % du capital) avait, pour raisons environnementales, poussé Engie à se retirer d’une négociation avec le même NextDecade.

Ce GNL sera du gaz de schiste en provenance du Permien et de l’Eagle Ford (formations géologiques situées au Texas et au Nouveau Mexique). Un gaz bien évidemment extrait à l’aide de la fracturation hydraulique (il n’y a pas et il n’y aura pas d’autre technique d’extraction) considérée en Europe comme le diable absolu. Entre le diable Poutine, le rationnement du gaz et le diable de schiste, le choix a été vite fait !

Cette situation pour le moins rocambolesque démontre combien la crise énergétique qui court depuis l’été 2021 (et dont la guerre russo-ukrainienne est la cerise sur le gâteau) nous pousse à réviser de façon antinomique nos objectifs climatiques. Ainsi, hors combustion, le GNL a une empreinte carbone fabrication/transport triple du gaz naturel importé par gazoduc. On peut faire le même raisonnement avec l’embargo sur l’or noir décidé cette semaine par l’Union Européenne. Le pétrole nous arrivait directement de Russie par oléoduc ; modifier la chaîne d’approvisionnement va engendrer un important reroutage des flux synonyme de davantage d’émissions.

En revanche, aux États-Unis les producteurs de gaz de schistes mais aussi l’exécutif se frottent les mains. Plus vert que vert pendant sa campagne électorale, Sleepy Joe s’était fait élire sur un programme environnemental en rupture complète avec la stratégie climato-sceptique de Donald Trump. Il avait notamment réintégré les Accords de Paris que son prédécesseur avait quittés. Changement de cap à 180° ! Les permis sur les terrains publics (rappelons qu’aux USA, le sous-sol appartient aux citoyens) gelés par l’administration ont été remis sur le marché : sur le seul mois de mars plus de 900 permis ont été accordés.

Les pétroliers et les gaziers imaginaient Joe Biden en fossoyeur de leur business. Ils ne se sont jamais aussi bien portés.

Quant aux Européens, ils sont une fois encore les dindons de la farce !

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