Nous suspendons, l’espace d’un épisode de cette chronique, notre lecture des actes du colloque sur la déconstruction qui a eu lieu à la Sorbonne en présence d’une cinquantaine d’intellectuels d’horizons divers, parce que l’actualité – la conférence « Beyond Growth » (« Au-delà de la croissance ») qui s’est déroulée dans l’enceinte du Parlement européen à Bruxelles du 15 au 17 mai 2023 – nous a fourni un cas pratique attestant de la pertinence des travaux dudit colloque.
Back to the Future
« En effet », a déclaré la Présidente de la Commission européenne Madame von der Leyen dans son discours d’ouverture de la conférence organisée par le groupe des Verts/Alliance libre européenne et d’autres visant à remettre en question « la focalisation néfaste sur la croissance économique » (la croissance du PIB) comme base de notre modèle de développement, – en effet ! -,
« si l’on remonte en arrière, il y a un peu plus de 50 ans, le Club de Rome et un groupe de chercheurs du MIT publiaient le rapport intitulé « Les limites à la croissance« , dans lequel ils décrivaient les interactions entre croissance démographique, économie et environnement. Et, il y a 50 ans, leur conclusion était sans appel : il faut arrêter la croissance économique et démographique, ou notre planète n’y arrivera plus. »
En doutiez-vous encore, telle est l’idéologie dont s’inspire la politique de la Commission européenne, à preuve la suite du propos de Mme von der Leyen.
« […] Je voudrais aujourd’hui m’arrêter sur un seul point, un point sur lequel le rapport avait indubitablement vu juste : je veux parler de l’affirmation claire et nette selon laquelle un modèle de croissance fondé sur les combustibles fossiles est tout bonnement obsolète. Ce constat a depuis été confirmé à de multiples reprises. Le dernier rapport en date du GIEC n’est que le rappel le plus récent du fait que nous devons décarboner nos économies le plus vite possible. Et c’est précisément pour cette raison que nous avons lancé notre pacte vert pour l’Europe. »
L’une des idées centrales du rapport sur Les limites à la croissance était que si le taux d’utilisation des ressources augmente, il faut en tenir compte dans l’estimation des réserves d’une ressource non-renouvelable. Cela va de soi : elle ne peut se calculer en divisant simplement les réserves connues par leur utilisation annuelle actuelle, comme on le fait généralement pour obtenir un indice statique. La formule préconisée est la suivante : y = ln ((r s) + 1) / r dans laquelle y représente l’estimation du nombre d’années restantes, r = le taux de croissance composé continu, s = R/C avec R les réserves connues et C leur consommation annuelle. Les promoteurs du rapport ont effectué des calculs pour 19 ressources en fonction des réserves connues et de leur épuisement en 1972 selon trois scénarios : statique (croissance constante), exponentiel, et exponentiel avec des réserves multipliées par 5 pour tenir compte d’éventuelles découvertes.
An unpleasant talk
Pour le pétrole, cela donnait respectivement sur base d’un taux de croissance annuelle de 3,9% : 31 ans (indice statique), 20 ans (indice exponentiel) et 50 ans (indice exponentiel, en multipliant les réserves connues par 5), ce qui fit dire au Président des Etats-Unis Jimmy Carter dans son discours prononcé du Bureau Ovale le 18 avril 1977 à 20 heures dans lequel il évoque « an unpleasant talk » et « a moral equivalent to war » : « La consommation mondiale de pétrole continue d’augmenter. S’il était possible de continuer à l’augmenter au cours des années 1970 et 1980 de 5% par an comme par le passé, nous pourrions utiliser toutes les réserves prouvées de pétrole dans le monde entier d’ici la fin de la prochaine décennie. » Comme l’eût répété Pierre Dac (1893-1975) s’il fût encore parmi nous : « Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir. »
Aujourd’hui, 50 ans après que le Club de Rome eut publié son rapport, chacun peut en juger en ce qui concerne le pétrole et ses autres prévisions.
Il en va ainsi des « conclusions sans appel » de rapports qui ont « indubitablement vu juste », surtout lorsqu’ils relèvent de l’idéologie. Que Mme von der Leyen se réfère au « dernier rapport en date du GIEC » – lui-même le produit de modélisations – et en particulier sans doute à sa « synthèse à l’intention des décideurs politiques » pour justifier son pacte vert pour l’Europe en dit assez sur sa dimension idéologique.
Plus préoccupant semble qu’elle cautionne de par sa présence et son speech d’ouverture un happening écologiste dont le discours de clôture a été prononcé par Anuna De Wever, présentée dans le panel d’orateurs de « Beyond Growth » comme activiste pour le climat et la justice sociale et plus connue pour avoir séché les cours que pour avoir terminé voire entrepris des études supérieures. Morceaux choisis :
« Nous devons reconnaître ce qui se cache derrière notre croissance : la suprématie blanche, le colonialisme et l’impérialisme. La suprématie blanche justifie un système mondial d’exploitation et d’extractivisme. Le colonialisme est à la base de l’économie européenne, des institutions, des chaînes de valeur des entreprises, des accords commerciaux, des accords d’investissement et des structures géopolitiques d’accumulation des richesses. Cela signifie qu’il n’y a pas de décroissance sans décolonisation. »
« Nous devons redistribuer les richesses, annuler la dette climatique, mettre en place un revenu de base universel, investir massivement dans des fonds de compensation des pertes et dommages, décroître l’économie dans les pays à hauts revenus, augmenter les services publics universels, réduire le temps de travail, dématérialiser et redéfinir les priorités de ce que signifie vivre une vie humaine. »
Parlez d’une intersectionnalité des luttes ! Quant à l’obsolescence de notre modèle de croissance, le reste du monde en pense-t-il autant ?