Agriculture : qui veut remplacer 22 milliards d’équivalents-hommes ?

Il est commun aujourd’hui dans tous les discours décroissants ou invoquant la sobriété de blâmer l’agriculture sans bien se rendre compte de ce que cela signifie et les conséquences que cela pourrait avoir pour la société dans son ensemble. Ce genre de raisonnement néglige surtout le rapport intime qui existe entre énergie et agriculture et le fait que « raisonnée ou non, sans énergie, il n’y aura pas d’agriculture »… C’est ce qu’explique ici de manière très didactique Samuele Furfari, en commençant par une anecdote personnelle, puis au travers de schémas simples et de l’exposé d’une démonstration de l’absurdité de certains qui idéalisent l’agriculture d’antan. Un texte publié initialement dans la revue Paysans et Société*.

DE L’HUILE DE COUDE POUR L’HUILE D’OLIVE

Mes parents étaient calabrais. Durant la première partie du 20e siècle, mon père était cueilleur d’oranges, glaneur de châtaignes et glands (ces deux derniers servant à nourrir les cochons). Durant la saison de la récolte, ma mère était cueilleuse d’olives. Dans la plaine de Gioia Tauro, les oliviers géants de la variété Sinopolese et Ottobratica[a] sont les plus grands du monde, si bien qu’il est impossible de cueillir les olives sur les branches. On attendait que le vent les fasse tomber et ensuite, courbés, on ramassait les olives couvertes de terre et brossant le sol avec des brosses sans manche faites de rameaux. Cela donnait une huile d’olive acide que des générations entières trouvaient bonnes puisqu’elles n’en avaient pas goûté de meilleures. Tout cela était un dur labeur musculaire, dans une économie de subsistance aux conséquences sanitaires dévastatrices. Ils travaillaient pour vivre et vivaient mal. Heureusement, la révolution verte et la mécanisation ont progressivement changé cela.

Aujourd’hui, le vent est remplacé par des vibreurs pour que les olives ne tombent plus au sol et que l’huile ne soit plus acide. L’abandon du travail manuel et l’amélioration des rendements et de la qualité des produits ne sont possibles que parce qu’il existe des énergies fossiles. Sans elles, la mécanisation n’existerait pas. Bien que les vibrateurs électriques soient concevables, sur les grands domaines ou les domaines pentus, seuls les tracteurs au fuel peuvent être utilisés.

LA RÉVOLUTION VERTE

Grâce à l’utilisation d’une énergie abondante et bon marché, les pays de l’OCDE ont connu après la Seconde Guerre mondiale un changement radical de la qualité de vie, y compris de la santé humaine. Les combustibles fossiles — trop souvent sous-estimés ou dénigrés — qui ont permis cette révolution ont également augmenté l’espérance de vie à la naissance. En conséquence, la population de ces pays a considérablement augmenté. Il était donc nécessaire que l’approvisionnement alimentaire suive le rythme de cette croissance.

Figure 1 Étapes qui ont conduit à la nécessité de la révolution verte
Figure 1 Étapes qui ont conduit à la nécessité de la révolution verte

Au début de la seconde moitié du 20e siècle, préoccupés par le risque de pénurie alimentaire, les scientifiques ont cherché des moyens d’augmenter les rendements de production. Le généticien américain Norman Borlaug, par exemple, a mis au point de nouvelles variétés de céréales hybrides susceptibles d’augmenter le rendement à l’hectare et de faciliter la récolte par des moyens mécaniques.

Pour sa contribution à l’éradication du risque de famine, Borlaug a reçu le prix Nobel de la paix en 1970. Ces progrès, associés à l’utilisation de pesticides et d’engrais, ont été exportés dans le monde entier, à l’exception de l’Afrique, qui reste très en retard, notamment en raison de la gouvernance et du manque d’énergie abondante et bon marché.

Grâce à des méthodes scientifiques (par exemple la sélection des semences, y compris les OGM) et à l’utilisation d’intrants[b] dans l’agriculture dans les années 1960 et 1990, on a assisté à une augmentation spectaculaire de la productivité agricole et le souvenir des famines est désormais bien lointain.

L’alimentation dépend de l’énergie

Cependant, cette révolution verte n’aurait pas été possible s’il était nécessaire de continuer à travailler le sol comme avant. Les agriculteurs sont de plus en plus confrontés à la pénurie de main-d’œuvre et au faible coût des produits sur le marché, ce qui a souvent un impact négatif sur la rentabilité de la production. La récolte mécanisée, dans laquelle l’intervention humaine est réduite au minimum, contribue au maintien d’une agriculture européenne.

Dès que le moteur à combustion interne est devenu disponible, l’agriculture s’est mécanisée, précisément pour éviter le dur travail manuel ; le pétrole a été la base de cette révolution. Les premiers tracteurs industriels ont été construits aux États-Unis en 1892, mais ils n’étaient pas très maniables, car ils étaient encore trop lourds. En 1917, Henry Ford a construit le célèbre modèle Fordson, le tracteur qui a conduit à la mécanisation mondiale de l’agriculture. Grâce à ses faibles coûts de production, qui découlaient du taylorisme qui a fait le succès de la voiture Ford T, Ford a rapidement dominé le marché. Lamborghini est connue pour ses voitures de sport de luxe, mais elle doit son succès au fait qu’elle a commencé par innover les moteurs diesel pour les tracteurs.

Un calcul simple suffit à mesurer le ridicule de la proposition d’abandonner les tracteurs comme le demande des écologistes ingénus. Selon les dernières données de la Banque mondiale que j’ai pu trouver, en 2002, il y avait 24 millions de tracteurs agricoles en service dans le monde. Vingt ans plus tard, il est raisonnable d’estimer qu’il y en a maintenant 30 millions. La puissance des tracteurs varie de quelques chevaux-vapeur (CV) à 600 CV pour ceux utilisés dans les exploitations agricoles géantes (comme aux États-Unis). En choisissant, largement par défaut, une puissance moyenne de 100 CV par tracteur, on arrive à plus de 22 milliards d’équivalents-hommes[c]. La puissance des tracteurs utilisés dans le monde est — au moins — équivalente à la puissance de presque le triple de la population mondiale totale, personnes âgées et enfants compris.

Et ce, grâce à l’utilisation de produits pétroliers  ! L’élimination du travail pénible — c’est-à-dire de la force musculaire ! — a largement contribué à l’amélioration de la santé des travailleurs agricoles et de leur espérance de vie. L’acharnement de certains écologistes à vouloir revenir à l’énergie musculaire ne peut s’expliquer que par leur vision malthusienne, car il est évident que l’abandon de l’énergie des hydrocarbures en agriculture ne peut conduire qu’à une malnutrition mortifère.

Malgré ce succès indéniable, certains écologistes européens prétendent dire aux agriculteurs comment gérer leurs exploitations. Ils conseillent même aux Africains de ne pas nous copier. Ils rejettent les avancées technologiques en agriculture, allant même jusqu’à abandonner l’utilisation des tracteurs au profit de la « force musculaire » — néologisme écologiste pour désigner le travail à la sueur du front et au fouet des animaux.

En effet, les multinationales ayant été vilipendées en Afrique, les ONG environnementales, les églises, les agences étatiques et onusiennes s’opposent à la véritable révolution verte. Il en résulte que malheureusement l’« agroécologie » se développe en Afrique subsaharienne plus que l’agriculture verte qui a permis à l’Europe de manger à sa faim. Comme c’est souvent le cas, alors que nous pensons bien agir, le résultat est inverse. La revue Nature Food a publié en juillet 2020 une étude intitulée « Limites de l’agroécologie pour surmonter les faibles rendements des cultures en Afrique subsaharienne » qui conclut sur base de 933 observations dans 16 pays que « bien que l’agroécologie puisse apporter des avantages en matière de conservation des sols, elle ne permet pas aux petits exploitants africains de surmonter la faible productivité des cultures et l’insécurité alimentaire à court terme ».

Les organisations caritatives portent une lourde responsabilité. En effet, l’agroécologie ne supprimera pas les déficits et les carences alimentaires. Avait-on besoin d’une étude pour le démontrer ? Pourquoi avons-nous en Europe et aux États-Unis abandonnés l’agroécologie ? Pour faire plaisir aux compagnies pétrolières en leur achetant du gasoil ? Il n’y a aucune comparaison entre l’agriculture mécanisée et fertilisée et les faibles augmentations de rendement des nouvelles technologies promues par la constellation d’ONG environnementales et prétendument humanitaires avec l’argent des contribuables européens.

L’HYDROGÈNE NOUS SAUVE DE LA FAMINE

Depuis 2020, l’UE vit dans la frénésie de l’utilisation de l’hydrogène-énergie. En vue de limiter les émissions de CO₂, la Commission européenne a décrété une forte priorité financière pour produire de l’hydrogène afin de le brûler. Or l’hydrogène est produit industriellement et massivement (130 millions de tonnes par an) parce qu’il est la principale molécule de la chimie industrielle, molécule qui a permis une autre facette de la révolution agricole.

Ces progrès n’auraient toutefois pas été possibles sans l’intervention déterminée depuis plus de 150 ans de la chimie en agriculture. Les plantes ont besoin de trois éléments principaux pour se développer pleinement : l’azote, l’acide phosphorique et le potassium. Les plantes tirent ces éléments nutritifs de sources organiques présentes naturellement dans le sol, mais à chaque récolte, le sol s’épuise et les rendements sont moindres. Les gens ont vécu de cette manière pendant des milliers d’années. Nos ancêtres ont découvert que le fumier et le compost amélioraient la productivité de la terre. L’azote de l’air, qui en constitue pourtant 71 %, est inutile aux plantes, qui doivent le prélever dans le sol sous forme de nitrate. Les chimistes du début du 19e siècle, comme Marcelin Berthelot, ont fini par découvrir que les engrais azotés (nitrate de sodium, nitrate d’ammonium, sulfate d’ammonium, chlorure d’ammonium…) « fertilisaient » le sol.

D’après la FAO, entre 2002 et 2019, la production d’engrais est passée de 87 millions de tonnes (Mt) à 123 Mt ; le principal producteur est la Chine avec 32 Mt soit un quart de la production mondiale. Ce n’est que normal, puisque la Chine doit nourrir 1,4 milliard d’êtres humains. Selon une étude, il faudra attendre 2065 avant que la population chinoise ne baisse à 1,2 milliard. La Chine restera le géant de la demande en alimentation, en engrais et en énergie. Selon la Commission européenne, la consommation en engrais azotés est estimée à 59 kg par hectare dans l’UE, mais avec une grande différence en fonction du type d’agricultures et de production. La flambée des prix du gaz, qui représente 90 % de leurs coûts de fabrication,, est telle que par rapport à 2021, en 2022, que les livraisons d’engrais chez les agriculteurs français ont diminué de 5 % en un an. Cela aura des répercussions sur les rendements.

Figure 2 Étapes qui au départ du gaz naturel conduisent au développement des rendements agricoles
Figure 2 Étapes qui au départ du gaz naturel conduisent au développement des rendements agricoles

En effet, pour produire les engrais, il faut de l’ammoniac, et l’ammoniac est produit à partir de l’azote de l’air et d’hydrogène en utilisant le procédé Haber-Bosch, lui-même fabriqué à partir d’hydrocarbures ou de charbon (Figure 2). Dans son livre de 1922 sur la chimie industrielle (Figure 3) — vieux d’un siècle ! — Paul Baud explique qu’en 1912, un mètre cube d’hydrogène produit par électrolyse de l’eau coûtait 0,55 à 0,95 franc et qu’à partir du charbon le prix était de 0,15 à 0,19 franc. La chimie n’ayant pas changé, cela explique pourquoi l’hydrogène, base des engrais, n’est toujours pas produit à partir de l’électrolyse de l’eau par l’électricité qu’elle soit d’origine nucléaire ou renouvelable. Cette réalité chimique demeurera à jamais, de sorte que dans un monde ouvert et compétitif, il n’y a aucune chance de produire l’hydrogène à partir de l’électricité. Je l’explique en détail dans mon livre « L’utopie hydrogène ».

Figure 3 Couverture du livre de Paul Baud de 1922 (Éditions Masson)
Figure 3 Couverture du livre de Paul Baud de 1922 (Éditions Masson)

D’autre part, les éoliennes et les panneaux solaires peuvent produire de l’électricité verte pour le réseau ou pour produire de l’hydrogène vert pour les transports propres (puisque la Commission européenne vise à rendre le secteur des transports plus écologique). Faire les deux en même temps n’est pas possible. C’est pourquoi les écologistes, qui n’aiment pas l’hydrogène-énergie, ont dénoncé la politique de l’hydrogène qui « cannibalise » la belle production d’électricité verte.

Étant donné que 130 Mt par an d’hydrogène sont produites pour l’industrie chimique, et que dans un marché mondialisé il ne peut y avoir qu’un seul prix, tout hydrogène qui devrait hypothétiquement être produit par électrolyse de l’eau avec des énergies renouvelables ira sur le marché indispensable de la production d’engrais et non sur le marché de luxe de l’électricité verte. Sauf à subventionner cette importation avec de nouvelles taxes justifiées par l’EnergieWende, l’Allemagne n’importera pas d’hydrogène du Maghreb ni de l’Angola pour le brûler telle une banale énergie primaire. La Belgique devra dépenser beaucoup d’argent public pour importer l’éventuel hydrogène produit en Namibie. En outre, il s’agirait d’un écocolonialisme, puisque ce pays du sud-ouest de l’Afrique importe toute son électricité des pays voisins et que Eskom, la compagnie d’électricité d’Afrique du Sud, est obligée d’opérer des délestages de ses fournitures d’électricité dans son propre pays pour satisfaire à ses obligations de livraison en Namibie. Brûler de l’hydrogène, c’est comme brûler un sac à main Louis Vuitton pour produire de la chaleur et c’est mettre en danger la production agricole.

La Russie possède les plus grandes réserves de gaz naturel au monde avec des coûts de production faibles et elle est une grande productrice d’engrais azotés dont le monde a cruellement besoin. Selon la FAO, entre 2002 et 2019, les exportations d’engrais sont passées de 24 millions de tonnes (Mt) à 46 Mt et le principal exportateur est la Russie avec 5,4 Mt, soit 12 % du commerce mondial.

Depuis une consommation maximale en 2013, les agriculteurs réduisent leur consommation d’engrais, mais la France a toujours besoin de 8 millions de tonnes d’engrais par an. La réduction pourrait peut-être se poursuivre pendant un certain temps, mais la France aura toujours absolument besoin d’engrais si elle veut rester un pays agricole. La France et donc l’UE devraient s’en inquiéter et revenir au bon sens en évitant le gaz naturel trop cher et donc des engrais chers. Ceux-ci ne seront pas produits par des éoliennes et des panneaux photovoltaïques.

Grâce aux hydrocarbures, les générations précédentes ont construit un monde de bien-être qui a éradiqué la famine, éliminé le travail pénible et augmenté l’espérance de vie. La révolution verte — la vraie — en a été l’un des instruments clés. Elle a été rendue possible par le pétrole. Sans hydrocarbures abondants et bon marché, le progrès aurait été l’apanage des riches et des privilégiés. Le pétrole, malgré tous ses inconvénients, restera indispensable pour continuer à progresser dans l’agriculture et dans toutes nos autres activités. Sans hydrocarbures fossiles bon marché et abondants, la faim dans le monde reviendra et l’agriculture européenne disparaîtra parce que le reste du monde ne rêve pas de la transition énergétique.

Les derniers ouvrages de Samuele Furfari sont « Énergie tout va changer demain. Analyser le passé, comprendre l’avenir » et « L’utopie hydrogène » .

*https://www.cairn.info/revue-paysan-et-societe-2023-2.htm

[a] Sur 30000 hectares il y a plus de 2,3 millions d’oliviers majestueux avec des hauteurs imposantes de 15-20 mètres (voir lien)

[b] Les intrants sont tout ce qui entre dans la production agricoles : les différents produits apportés aux terres et aux cultures, qui ne proviennent pas de l’exploitation agricole elle-même comme le fumier : Les principaux d’entre eux : engrais et amendements, les produits phytosanitaires, etc. mais aussi les semences.

[c] Un cheval vapeur vaut 736 watts et un homme moyen fourni 100 watts de sorte que l’on a : 30 millions de tracteurs x 100 CV x 7,36 = 22 milliards

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2 réponses

  1. Ce texte montre que les réserves permettent de faire face à la situation actuelle. Il faut utiliser ce délai qui nous est accordé pour lance de multiples recherches dans le but de trouver des solutions énergétiques pour l’après énergie fossile et ne pas sans résultats se lancer dans des voies idiotes ou dangereuses comme on le fait en ce moment.
    Ecoutez Samuel Furfari et lancez de vraies études pour de vraie solutions.

  2. Bien d’accord avec vous, il n’y a aucune urgence pour faire erreurs sur erreurs (je reste poli!) sans les moindres études d’impact dignes de ce nom, et tout le temps nécessaire pour se préparer sérieusement à des évolutions majeures qui viendront en leur temps après toutes les études, essais et recherches adéquats.

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