La liberté de la presse est en danger en Europe

(Par Romain Marsily dans Contrepoints du 11/10/23)

Derrière une intention louable, L’European Media Freedom Act de la Commission Von der Leyen propose en réalité une régulation excessive qui pourrait miner la liberté d’expression et la liberté de la presse en Europe.

L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. L’examen par le Parlement européen, dans la quasi-indifférence générale, du « European Media Freedom Act » (acte européen sur la liberté des médias) pensé par la Commission Von der Leyen apparaît comme une énième illustration de ce principe.

De prime abord, les intentions apparaissent fort louables. La révolution numérique ne cesse de bouleverser le secteur des médias, et donne à des problématiques vieilles comme le monde – ingérences des pouvoirs, déstabilisation provenant de puissances étrangères, désinformations et manipulations en tout genre – une nocivité décuplée à l’ère numérique, quand les flux de contenus circulent de manière instantanée à une échelle massive et mondiale. Et nous ne sommes qu’à la préhistoire de l’Intelligence Artificielle qui va apporter tout autant son lot d’exceptionnelles opportunités pour la création de menaces pour notre capacité à distinguer le vrai du faux, le réel du fantasmé, l’information de la manipulation.

Par ailleurs, il apparaît incontestable que le climat ne cesse de se dégrader pour les journalistes, et plus généralement pour ceux qui font de la transmission de l’information leur vocation.

Partout, l’accaparement d’une vaste majorité des revenus publicitaires par quelques plateformes a affaibli le modèle économique des éditeurs et paupérisé tout une profession, pourtant si nécessaire à la démocratie. Pire encore, l’algorithmisation de la distribution des contenus favorise tout ce qui clive, qui clinque et fait cliquer, ce qui constitue une pression de plus pour les contenus de qualité qui doivent se battre pour la visibilité comme pour la rentabilité.

Enfin, plus localement, et principalement en Hongrie et en Pologne, la concentration des médias dans les mains de proches du pouvoir constitue un risque majeur pour le pluralisme des points de vue.

La liberté de la presse demeure ainsi un combat, y compris sur le sol européen.

Pour le mener, encore faut-il bien percevoir les menaces, qui ne sont pas nécessairement celles qui provoquent le plus d’indignation. Or, la principale menace actuelle est celle de l’excès de régulation, qui comme toujours étouffe plus qu’il ne protège. Le Media Freedom Act en est un exemple flagrant.

 

Un Media Freedom Act bien mal nommé

Si ce règlement européen présente quelques mesures positives afin de garantir la sécurité des journalistes, il n’apporte que peu d’améliorations, notamment par rapport au droit français, déjà très en pointe depuis la vieille mais solide Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Et ce d’autant plus que la mesure concrète la plus protectrice envers les journalistes, qui prévoyait, dans le projet initial de la Commission, l’interdiction de toute utilisation de logiciel espion à leur encontre et celle de leurs familles, a été remise en cause par les États, et n’est pas encore acquise. Cette mesure a été réintroduite par les parlementaires européens. Les trois institutions européennes que sont la Commission, le Conseil et le Parlement vont désormais statuer en réunion trilogue, dans un sens que l’on peut espérer le plus favorable aux libertés individuelles, à la protection des journalistes et de leurs sources.

En attendant que soit confirmée la seule nouvelle mesure qui constituait une avancée libérale, demeure le reste du texte qui introduit une nouveauté inquiétante pour le liberté de la presse : l’European board for media services, le Conseil européen des services de média.

Ce nouveau super régulateur au niveau européen aura pour but de faire respecter la bonne application des règlements de la Commission concernant les médias et la presse. Vaste programme.

Une autorité administrative supposée indépendante au niveau supranational pourra donc soumettre la presse à la tutelle d’une régulation que son statut et sa capacité à s’autoréguler lui évitaient jusque-là. Il s’agirait d’un recul sans précédent et d’une menace pour tous les éditeurs. En soumettant le directeur de la publication à une autorité administrative, et non pas à un juge statuant sur la responsabilité pénale de celui-ci, la Commission s’attaque involontairement par ricochet à un droit fondamental des citoyens, la liberté d’expression.

Le risque est d’autant plus grand que le règlement tel que présenté par la Commission se veut très pointilleux et normatif.

À titre d’exemples, le MFA décrit ce que devra être, dans chacun des pays membres, la procédure de nomination d’un dirigeant de l’audiovisuel public. Il introduit de nouvelles obligations de transparence, qui, dans certains pays, pourraient paradoxalement fragiliser certaines oppositions au pouvoir en place, en dévoilant le nom de leurs soutiens et mécènes. Il s’immisce dans l’organisation interne de chaque média en énonçant des exigences visant à garantir toute décision éditoriale individuelle des journalistes, créant une inutile tension juridique et humaine entre ceux-ci et leurs éditeurs, qui, au-delà de leur responsabilité pénale, sont les garants de la ligne éditoriale et de la stratégie globale d’un titre de presse.

Nous voyons le monstre de bureaucratie et de contrôle que pourrait devenir cette nouvelle autorité sans une définition beaucoup plus claire et limitée de ses missions, et sans des garde-fous absents à ce stade.

La propension naturelle de toute bureaucratie à créer de nouvelles normes et interdictions pour justifier son existence, conjuguée à certaines postures idéologiques et démagogiques du politique – et pas uniquement dans les démocraties dites illibérales – n’est pas de nature à rassurer.

 

Dicter leur ligne aux médias au nom du Bien ?

Récemment encore, en France, un think tank, l’institut Rousseau composé de hauts fonctionnaires et d’universitaires, personnes a priori peu loufoques, a rédigé pour les députés une proposition de loi clé en main, ayant pour ambition d’imposer aux médias leur ligne éditoriale.

Là encore au nom d’un objectif louable bien qu’il ne soit en rien du ressort du politique – « améliorer le traitement des enjeux écologiques dans les médias » – les experts de l’Institut Rousseau suggèrent d’imposer des normes éditoriales, fondées sur des quotas, contrôlées par l’autorité administrative.

Découvrant le concept de choix éditoriaux et l’influence de la presse dans le débat démocratique, l’Institut regrette que les médias traitent davantage de certaines thématiques plutôt que d’autres, « favoris[ant] l’orientation des programmes électoraux et des prises de positions et engagements politiques vers ces enjeux ». Régulons donc tout ça.

L’environnement est un sujet crucial ?

L’Institut propose qu’en période électorale, un minimum de 20 % des contenus des médias soit consacré « aux enjeux du dépassement des limites planétaires et de la raréfaction des ressources », ou tout du moins « à une représentation des communications traitant, de façon directe ou indirecte de ces enjeux. »

Et naturellement, outre le quantitatif, ce traitement devra être aussi qualitatif, c’est à dire conforme à ce qu’il faut penser, à la bonne opinion (par qui définie ?).

La proposition de loi le précise bien :

« Ne pas publier ou diffuser des prises de position qui contredisent, minimisent ou banalisent l’existence des limites planétaires et de la raréfaction des ressources, de leur origine anthropique et du risque avéré que ces crises représentent pour l’habitabilité des écosystèmes. »

À l’autorité administrative, l’ARCOM en l’occurence, de contrôler et sanctionner ces injonctions floues, subjectives, et qui ne devraient rester que du ressort du débat intellectuel et scientifique.

Il s’agirait là d’une volonté d’ingérence autoritaire du politique dans la liberté éditoriale des médias, déclenchant un infernal engrenage. Demain, suivant les mêmes logiques, un exécutif d’extrême droite exigerait peut-être que 40 % du temps d’antenne soit consacré à l’immigration illégale, ou un pouvoir La France Insoumise imposerait 50 % du temps à la défense du Hamas…

Au nom de la juste cause écologique, des gens sérieux et supposés démocrates s’adonnent à une pulsion totalitaire, certes peu surprenante lorsqu’on choisit de placer ses travaux sous le patronage de Jean-Jacques Rousseau, mais tout de même inquiétante.

Il est fort probable qu’une telle proposition inepte n’aboutisse pas, mais les velléités normatives et puritaines, tant des États-nounous que des pouvoirs démagogues, tant des thuriféraires de l’Empire du Bien que des ennemis de la liberté, font que ce type de mesures législatives ou règlementaires n’est plus à exclure en Europe.

Or, nous comprenons bien, à travers cet exemple hypothétique mais concret, l’immense danger du principe-même de la soumission des médias à des autorités administratives, dès lors que celles-ci sont enjointes par la pouvoir politique à contrôler également leurs choix éditoriaux.

 

La presse doit rester une exception

La presse, jusqu’à présent en France, a échappé à ce contrôle administratif grâce à l’excellente loi libérale et protectrice de 1881, qui consacre l’exclusivité du contrôle de la presse par les juridictions et constitue donc une véritable garantie d’indépendance.

Ce que nous pensions acquis est désormais remis en cause par le Media Freedom Act et la création de cette inquiétante autorité de régulation au niveau européen. Les éditeurs français ne s’y sont pas trompés : près de 300 d’entre eux, allant de la presse régionale à la presse spécialisée, s’en sont vivement émus, sans grande écoute.

Ainsi, pour protéger la liberté de la presse, menacée dans certains pays, la Commission européenne a créé un corpus qui pourrait par ses effets pervers l’entraver dans beaucoup d’autres.

Le processus législatif de l’Union européenne est cependant plus complexe et pertinent que ce à quoi ses détracteurs le résument parfois. Le texte de la Commission a déjà été légèrement amélioré par le Parlement, pour ce qui concerne la protection des journalistes et les relations entre éditeurs et plateformes, afin de limiter les censures a priori des premiers par les secondes. Les discussions vont se poursuivre avec le Conseil, c’est-à-dire les gouvernements des pays de l’Union.

Il faut espérer que ces échanges permettront d’obtenir un texte plus équilibré qui évite toute ingérence de la Commission dans les politiques culturelles des États en la matière, et qui, à l’inverse, se concentre sur ce pour quoi l’Union peut faire la force, à savoir notamment les obligations imposées aux toutes-puissantes mais incontournables plateformes. Et que ces débats conduiront également à un règlement qui s’abstienne d’une vision trop stricte et idéologique de la libre concurrence, empêchant tout poids lourd européen du secteur des médias d’émerger au niveau mondial, alors que nous en avons tant besoin pour notre soft power.

Tous ces enjeux seront à surveiller attentivement dans les semaines qui viennent, sous peine de nous retrouver avec une législation dangereuse pour les valeurs de la démocratie libérale.

L’évolution de la presse et du rapport à l’information demeure une question trop fondamentale pour être laissée au seul niveau européen. Les États, chacun avec leurs traditions et défis propres, doivent désormais pleinement s’en saisir.

En France, les états généraux du droit à l’information, qui viennent de débuter, peuvent constituer une formidable occasion en ce sens, à condition de ne pas s’enfermer dans une ornière idéologique ni corporatiste. Le risque n’est pas nul.

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