En avril dernier, plusieurs ONG intentaient un recours auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) au sujet de la nouvelle taxonomie verte. Les activistes reprochent à l’UE l’inclusion du gaz et du nucléaire dans cette classification. Pourtant, la conjoncture énergétique ne laisse guère d’autres choix aux États membres.
Dans son document préparatoire de janvier 2022, la Commission européenne, semblait énoncer une évidence : « Le gaz naturel et le nucléaire ont un rôle à jouer pour faciliter le passage vers un avenir s’appuyant majoritairement sur les énergies renouvelables. » Sans remettre le moins du monde en cause la finalité de décarbonation de la taxonomie verte, il s’agissait alors de prendre acte d’un constat évident pour élaborer dans le détail ce document cadre déterminant pour l’avenir socio-économique des pays membres de l’Union.
Une classification qui divise
La taxonomie de l’UE est en effet une classification des activités économiques dont l’objectif est de lutter contre le changement climatique. Elle vise à établir des critères clairs et transparents pour déterminer quelles activités peuvent être considérées comme durables sur le plan environnemental – et donc bénéficier des financements adéquats. Ces critères permettent ainsi de définir un seuil d’émissions de CO2 sous lequel les entreprises pourront être considérées comme « vertes ». L’objectif est de participer à la limitation du réchauffement climatique au travers de la neutralité carbone à horizon 2050 en orientant les choix des investisseurs vers les activités économiques considérées comme étant les moins polluantes. Cette classification est d’autant plus importante qu’elle sera suivie de près par les agences de notation extra-financière et donc par les investisseurs évalués par ces dernières.
La Commission européenne a proposé des critères initiaux pour la taxonomie en 2018 pour financer la croissance durable, à partir des recommandations d’un groupe d’experts techniques. En 2020, la Commission a adopté un règlement qui définit ces critères avec une entrée en vigueur progressive dans le temps. À partir de 2022, les entreprises ont dû éditer et publier un bilan carbone de leur consommation. Cependant, l’inclusion ou l’exclusion de certaines sources d’énergie a fait l’objet de débats intenses auprès des professionnels du secteur qui peuvent perdre de nombreux investissements. C’est le cas de la France qui a fait le choix du nucléaire pour son indépendance énergétique et qui prévoit un investissement de 1,2 milliard d’euros dans ce domaine dans le cadre de son programme France 2030.
En mars 2022, la Commission complète le rapport des experts publiés en 2020. Elle ajoute le gaz et le nucléaire comme étant des « énergies de transition » avec des conditions strictes. Une décision qui attire les foudres de Greenpeace et d’une coalition d’autres ONG comme WWF ou Client Earth, et suscite de leur part un activisme redoublé. En septembre 2022, elles entament ainsi une action en justice contre la décision de la Commission, l’estimant « absurde et illégale » selon un communiqué commun. Quelques mois plus tard, la Commission a rejeté leur demande. Désormais, elles se tournent auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Une approche réaliste
Certains pays européens dont l’Allemagne, qui se trouve pourtant dans une posture pour le moins paradoxale, ne partagent pas cette vision. En avril dernier, Berlin a définitivement fermé ses derniers réacteurs nucléaires conformément à la politique d’Angela Merkel de « transition verte ». Pour compenser les 6 % des besoins en électricité, la première puissance économique de l’UE fait depuis plus d’un an tourner à plein régime ses centrales à charbon, autrement plus nocives. Une alternative qui ne semble pas en accord avec la politique écologique souhaitée.
Outre le retour au charbon, l’Allemagne a aussi dû importer de l’électricité auprès d’autres pays comme la France qui possède en activité 18 centrales nucléaires représentant 56 réacteurs. Neuf pays européens envisagent ainsi de construire des centrales nucléaires comme la Bulgarie, la Lituanie ou encore les Pays-Bas. De son côté, la Belgique a décidé de repousser de 10 ans la fermeture de ses réacteurs nucléaires pour 2035, faute d’alternative.
« Il est contradictoire d’importer massivement de l’énergie nucléaire française tout en rejetant tous les textes législatifs de l’UE qui reconnaissent la valeur du nucléaire en tant que source d’énergie à faible émission de carbone », a ainsi fustigé Mme Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique. Selon elle, l’Allemagne dépendra « de plus en plus » du nucléaire français pour répondre à sa demande intérieure. Elle devra donc par ailleurs, construire des nouvelles centrales à gaz afin de compenser l’intermittence de sa production renouvelable estimée à 48 % en 2022.
Selon la Commission, le choix d’inclure le nucléaire et le gaz à cette taxonomie répond ainsi à une approche pragmatique. « Personne ne dit que le gaz et le nucléaire sont des énergies vertes, mais elles sont temporairement indispensables à la transition. Nous devons utiliser tous les outils pour nous passer en priorité du pétrole et du charbon », s’est défendu l’eurodéputé français Gilles Boyer (Groupe Renew). « L’inclusion du nucléaire et du gaz dans la taxonomie, c’est un vote de bon sens », pointe également l’eurodéputé centriste Christophe Grudler. Pour lui, la France est dans ce domaine « un des bons élèves de l’Union européenne. »
Depuis le 1er janvier 2023, le gaz et le nucléaire, en tant que sources de production d’électricité, ont été ainsi inclus dans la taxonomie verte. Si la Commission européenne a exigé différentes garanties concernant la gestion des déchets nucléaires ou le démantèlement des installations, le Parlement européen a fait un nouveau pas en inscrivant le 21 novembre la filière nucléaire parmi les technologies vertes à soutenir. Un vent de réalisme pour soutenir la compétitivité et la souveraineté énergétique des pays membres.
Des besoins en gaz… qui peuvent doper le développement des producteurs africains
Lors d’une réunion des dirigeants de l’UE en mars 2022, la présidente de la Commission européenne a déclaré que l’UE avait besoin de davantage de sources de gaz naturel liquéfié (GNL) pour garantir sa sécurité énergétique. Une décision qui doit permettre aux pays européens de diversifier les sources d’approvisionnement de gaz pour compenser la baisse des livraisons de gaz russe. En 2022, l’Union européenne a ainsi importé 155 milliards de m3 de GNL, soit une augmentation de plus de 60 % par rapport à 2021.
Cette tendance a, par exemple, conduit l’Allemagne à signer en 2022 deux contrats avec QatarEnergy et ConocoPhillips pour assurer la livraison de deux millions de tonnes de GNL par an à partir de 2026. Au même moment, le Qatar venait de conclure un accord d’approvisionnement de 27 ans avec la société chinoise Sinopec. Des contrats qui mettent en avant l’idée que le GNL bénéficie d’un « solide avenir à moyen et long terme » selon un rapport de la Commission économique pour l’Europe des Nations unis (CEE-ONU) en 2019.
L’Italie s’est également lancée dans la quête de gaz à un rythme soutenu, la conduisant à jeter son dévolu sur l’Afrique. Une stratégie énergétique ambitieuse a ainsi conduit l’exécutif italien à plusieurs reprises en Afrique du Nord, pour des discussions sur l’accroissement des livraisons de gaz algérien, et sur la gestion du gazoduc stratégique TransMed, reliant la péninsule au Maghreb. Le gouvernement de Meloni s’intéresse aussi à des pays plus au Sud comme le Congo Brazzaville ou encore le Mozambique. Ce dernier, pays parmi les plus pauvres, a fait une entrée remarquée fin 2022 dans le club des exportateurs de GNL, avec une première expédition à partir d’un gisement offshore justement géré par l’italien Eni.
Le potentiel du pays est considérable, avec des réserves estimées à 5000 milliards de mètres cubes de gaz qui en ferait en l’espace d’une décennie le quatrième ou cinquième plus gros exportateur derrière les États-Unis, le Qatar et l’Australie. Un projet qui pourrait lui rapporter entre 80 et 100 milliards d’euros dans les prochaines années. Une manne espérée depuis longtemps et que le redémarrage désormais proche des travaux onshore du consortium Mozambique LNG, un temps gelé pour cause d’insurrection au Cabo Delgado, devrait permettre de bientôt concrétiser.
Paradoxe supplémentaire dans un débat qui ne se satisfait certainement pas de vues idéologiques sans nuance, cette utilisation du moins polluant des hydrocarbures s’avère aussi être le marchepied, par les bénéfices escomptés, au développement des énergies renouvelables dans les pays producteurs. La Mauritanie est ainsi en train de développer le projet Nour qui a pour ambition d’être l’un des plus grands projets au monde de production d’hydrogène vert grâce à l’installation de centrales éoliennes et solaires sur une superficie de plus de 8 kilomètres carrés. Le lancement de ce projet pourra bénéficier des dividendes du secteur extractif mauritanien. De même, le Sénégal qui espère consolider sa croissance à l’aide du projet GNL Grand Tortue, a annoncé en juin 2023 un financement de 2,74 milliards de dollars pour les énergies renouvelables
Les intenses débats autour de l’inclusion du nucléaire et du GNL dans la taxonomie récemment créée ne peuvent remettre en cause un principe de réalisme universel : la nécessité d’une continuité énergétique face aux intermittences du renouvelable. Les ONG estiment pouvoir obtenir une audience au second semestre 2024 afin d’imposer d’ici 2025 une révision du document qui fait débat.