(Par ÉRIC SARTORI dans Factuel du
L’AO5 en langage du ministère de la Transition énergétique, c’est l’appel d’offre 5, celui qui concerne la première tranche de 250 MW du parc éolien Bretagne Sud, à 19 km des côtes de Belle-Île, et bien en vue de Groix et Quiberon, à moins de 30km. Une zone industrielle éolienne qui est prévue pour « accueillir » 750 MW, soit une soixantaine d’éolienne de 270 à 30 mètres de haut.
Appel d’offre donc il y a eu, et la Commission de régulation de l’énergie a fait savoir fin février qu’elle avait rendu son verdict, désigné un gagnant et que le dossier était entre les mains du gouvernement. Depuis, industriels, élus locaux et associations mobilisées contre le projet, avec des sentiments différents, guettent les cheminées de Bercy et les visites ministérielles… Et rien n’arrive.
Alors la presse a commencé à s’intéresser au sujet [1]. Le media spécialisé GreenUnivers [2] a annoncé dans une brève datée du 12 avril que le lauréat sélectionné par la CRE hésiterait et n’aurait pas déposé la garantie financière imposée par l’appel d’offres ; une des raisons serait le manque de turbines suffisamment puissantes pour répondre aux spécifications du projet (le premier parc industriel flottant en France, le second en Europe).
De fait, afin d’obtenir l’accord de la Commission européenne pour octroyer une aide au projet éolien Bretagne sud, dont le montant s’élèvera à 2,08 milliards d’euros, l’État français a dû s’engager sur certaines caractéristiques. Et la puissance des turbines y figure : dans l’avis mis en ligne par la commission, le scénario retenu est celui d’un parc de 250 MW composé de 15 éoliennes de 16,67 MW chacune ; ce qui selon les promoteurs éoliens n’avait rien d’extravagant…
Or il semble que ce le soit devenu… Le cas de Bretagne sud n’est en effet pas isolé. En septembre 2024, General Electric annonçait devoir renoncer pour ses trois futurs projets américains à des turbines de 18 MW pour revenir à des turbines de 15 MW ; et le 20 mars, l’État de New York a décidé d’annuler les trois projets en question, la décision de General Electric de baisser la puissance des éoliennes ayant, selon l’État, « considérablement altéré les projets », entendre « compromis leur rentabilité ».
Dans un webinaire récent [3], A lexander Fløtre, responsable du secteur offshore pour Rystad Energy, annonçait que la plupart des constructeurs renonçaient à des turbines plus puissantes : Vestas a explicitement déclaré son intention de rester à des turbines de 15 MW ; Siemens Gamesa est en train de se restructurer et ne sera probablement pas en mesure de moderniser son modèle de 14 MW à court terme et General Electric donc, qui prévoyait initialement de lancer un modèle de 18 MW, a révisé sa stratégie pour se concentrer sur un modèle de 15,5 MW. Et il concluait son intervention sur un avertissement clair : « Dans l’éolien en mer, l’Europe ne pourra pas atteindre ses objectifs dans les délais fixés sans s’ouvrir davantage aux turbines produites hors de son sol. »
C’est-à-dire évidemment des turbines chinoises ! D’ici à 3035, les usines européennes de nacelles ne pourront pas fournir la demande prévue en nacelles, mâts et pales, alors que la Chine se trouve déjà en forte surcapacité de production par rapport à son marché domestique, ce qui reproduit très exactement la stratégie qu’a suivi la Chine pour les panneaux solaires, avec le résultat que l’on connait : une submersion totale d’une industrie européenne sur laquelle l’Allemagne en particulier comptait beaucoup, avec ses rêves de Solar Valley, qui devait redynamiser le cœur de l’ancienne RDA. L’industrie chinoise propose, à performance équivalente, des turbines jusqu’à 50% moins chères que les Européens et les Américains et sont déjà bien plus avancés sur des turbines plus puissantes (de 18 et 20 MW pour la China State Shipbuilding Corporation.
Enfin, les promoteurs EDF, Engie et Qair ont récemment demandé une rallonge à l’Etat pour leurs projets pilotes d’éolien flottant en Méditerranée [4] : Eolmed, trois éoliennes au large de Gruissan ; Provence Grand Large, trois éoliennes au large de Port Saint-louis du Rhône et éoliennes flottantes du Golfe du Lion, trois turbines à 16 km de Port-Leucate et le Barcarès. Pointant des surcoûts majeurs subis par leurs fournisseurs qui leur sont répercutés, les porteurs de projets demandent en « urgence » à l’État de leur « accorder une nécessaire indexation de leur tarif d’achat d’électricité » pour compenser l’envolée de leurs coûts, une mesure jugée indispensable pour « sauver la filière ». Les Echos parlent d’un tarif d’achat de l’électricité de 240 euros le MWh – ! (rappelons que ce tarif ne couvre que les coûts de production et non l’ensemble des coûts affectés au système – stabilisation, back-up, raccordement et réseaux –) à la charge de l’État
Bref, la technique et les coûts sont en train de déraper joyeusement pour les quelques éoliennes flottantes des parcs expérimentaux en Méditerranée, et on voudrait lancer le parc éolien Bretagne sud à l’échelle industrielle (20 puis 40 éoliennes) ! Sans compter que le non-respect des spécifications de AO5 est porteur de risques sur la rentabilité et les coûts, mais constitue aussi un potentiel nid d’ennuis juridiques et une avenue pour diverses contestations
Les Américains, eux, sont pragmatiques, le serons-nous autant ? Il est temps de se poser certaines questions sur l’opportunité même du programme de 45 GW d’éolien en mer et sans doute d’abandonner certains projets, dont Bretagne Sud, voire tous.
[4] Eolien flottant : EDF, Engie et Qair demandent une rallonge à l’Etat pour les fermes pilotes, Les Echos, 21/04/24