ENTRETIEN – Philippe Charlez est ingénieur des Mines de l’École Polytechnique de Mons (Belgique) et docteur en physique de l’Institut de Physique du Globe de Paris. Éditorialiste dans de nombreux médias et auteur de plusieurs ouvrages sur la transition énergétique (dont Les dix commandements de la transition énergétique – VA éditions, 2023), il est actuellement directeur de l’Observatoire Énergie-Climat de l’institut Sapiens. Philippe Charlez est co-auteur pour l’Institut Sapiens de La transition énergétique est-elle soutenable ?. Il revient pour Epoch Times sur la Directive UE d’interdiction des ventes de voitures thermiques neuves à partir de 2035 et en analyse les conséquences sur l’industrie automobile européenne.
Epoch Times : En décembre 2019, la Commission européenne a lancé le Pacte vert européen, un « ensemble de mesures visant à engager l’UE sur la voie de la transition écologique ». En mars 2023, une mesure phare de ce pacte a été confirmée : l’interdiction des ventes de voitures thermiques neuves dès 2035. Vous estimez dans une tribune publiée dans Le Figaro que Bruxelles est « en train de tuer l’industrie automobile européenne ». Pour vous, l’objectif de 2035 ne serait pas tenable ?
Philippe Charlez : Ce calendrier résulte d’un calcul puéril dont seuls les fonctionnaires européens ont le secret : la durée de vie d’une voiture thermique étant en moyenne de 15 ans, interdire la vente de voitures neuves en 2035 signifie implicitement l’arrêt des voitures thermiques en 2050 !
Je doute effectivement que ce calendrier soit tenable. En 2019, des personnes estimables comme l’actuel PDG de Stellantis Carlos Tavares avaient émis certaines réserves. Alors que Carlos Ghosn, son homologue de Renault de l’époque, croyait en une évolution vers le tout électrique, Tavares avait indiqué qu’il y avait encore beaucoup de choses à faire pour baisser les émissions de CO2 et la consommation des voitures thermiques.
Toutefois, quand Bruxelles a publié sa directive, les constructeurs en ont pris acte et ont commencé à transformer leurs chaînes de fabrication en vue d’une transition vers le tout électrique. Bien que n’ayant pas changé d’avis quant à la non-pertinence de cette décision, Carlos Tavares a embrayé le pas et estime aujourd’hui qu’il ne faut pas revenir en arrière. Il n’est toutefois pas le seul à douter.
À l’occasion d’une réunion des think tanks français organisée cette année à Neuilly par l’Institut Sapiens, j’avais demandé l’avis de Jean-Dominique Senard, l’actuel président du conseil d’Administration de Renault :
« la directive européenne sur les voitures thermiques était-elle compatible avec l’avenir du marché des véhicules électriques ? »
Il m’avait répondu qu’officiellement c’était oui, mais qu’en coulisses Renault avait un plan B consistant à maintenir en parallèle les deux chaînes de fabrication. Avec comme conséquence un coût exorbitant ! Si l’électrique ne prend pas rapidement le dessus sur le thermique, il sera inexorablement nécessaire de différer l’objectif de cinq à dix ans. Les constructeurs sont donc tiraillés entre deux stratégies contradictoires.
Depuis un an les ventes des véhicules électriques en Europe se sont contractées de 11 %. Mais en même temps, les ventes de véhicules électriques chinois augmentent. Comment expliquer cette contradiction ? Au cours des dix prochaines années, les constructeurs européens seront-ils en mesure de rattraper leur retard sur l’Empire du Milieu ?
Non seulement les constructeurs européens ont peu de chances de combler leur retard, mais ils risquent d’en accumuler ! Les Chinois ont compris depuis longtemps qu’ils ne rattraperaient jamais l’Europe en termes de voitures thermiques. Aussi, face à une UE voulant interdire à moyen terme la vente de véhicules thermiques neufs, ils ont logiquement décidé de mettre le paquet sur l’électrique et ont pris une avance technologique d’au moins dix ans sur les Européens.
De surcroît, les Chinois possèdent aujourd’hui 85 % du marché des batteries et des piles à combustible qui sont les composants clés des voitures électriques et à hydrogène. Même l’Américain Tesla fabrique ses batteries en Chine ! Par ailleurs, l’Empire du Milieu contrôle la plupart des métaux critiques nécessaires à la fabrication des batteries et des piles à combustible. Enfin, la Chine conserve un coût de main d’œuvre peu élevé en comparaison de l’Europe. Au regard de ces indicateurs, on ne voit pas comment l’Europe pourrait résister au tsunami des voitures électriques chinoises.
Pourtant, même si les ventes de voitures électriques chinoises ont fortement cru au cours des dernières années (leur part est passée de 2 % à 10 % du marché), à l’image du marché européen, elles stagnent depuis un an. Beaucoup de véhicules électriques chinois ne trouvant pas preneur sont ainsi stockés dans le port d’Anvers.
Pourquoi ce ralentissement général des ventes ? Les raisons sont multifactorielles : prix 30 % supérieur aux voitures thermiques équivalentes, baisse significative des aides publiques (dette et déficit des États obligent !), complexités pratiques sur les longues distances et dans les grandes métropoles largement sous-équipées en bornes de recharge. Comme le signale Carlos Tavares, la réduction des aides ne diminue pas les ventes… elle les arrête. Le véhicule électrique se retrouve donc aujourd’hui sous « perfusion publique ».
En conclusion, cette baisse significative des ventes laisse peu d’espoir aux constructeurs européens d’atteindre les objectifs fixés par l’UE.
Le directeur général de Renault Group, Luca de Meo, a récemment déclaré à des confrères européens que l’objectif de l’interdiction des ventes de voitures thermiques neuves dès 2035 était « compliqué » à tenir et il a plaidé pour plus de « souplesse » au niveau du calendrier. Peut-on imaginer que la date butoir soit repoussée ? Reporter de plusieurs années l’objectif serait-il une bonne solution ou faut-il, selon vous, abandonner ce qui a été fixé par le pacte vert européen ?
La législation européenne ne s’arrête pas à 2035. Pour réduire les émissions d’ici là, Bruxelles a ainsi imposé aux constructeurs de réduire les émissions de leurs véhicules thermiques à 81 gCO2/km en 2025 et à moins de 70 gCO2/km en 2030. Ces objectifs sont impossibles à atteindre sauf à investir massivement dans la R&D d’une filière thermique vouée à disparaître… dans moins de dix ans ! Et en cas de dépassement des émissions, des amendes calculées sur l’ensemble des voitures vendues seront appliquées aux constructeurs.
Comptant initialement sur la vente massive de voitures électriques pour alléger leurs émissions globales, les motoristes européens sont au pied du mur, l’orientation négative du marché des véhicules électriques grossissant l’amende de jour en jour. Selon l’association internationale des constructeurs, elle atteindrait 15 milliards d’euros en 2025.
Pour contourner l’amende, les constructeurs n’ont d’autre choix que de réduire leur production de véhicules thermiques avec des conséquences majeures : fermetures d’usines avec pertes d’emplois à la clé, réduction significative du chiffre d’affaires et augmentation potentielle du prix des véhicules thermiques raréfiés. Principal constructeur européen, Volkswagen prépare un plan massif d’économies engendrant des fermetures d’usines en Allemagne. Une première en 87 ans d’existence pour le premier constructeur européen.
Toutes ces considérations nous ramènent à la question clé d’un objectif 2035 trop ambitieux. Amener aussi rapidement l’industrie automobile européenne au tout électrique représente un risque inconsidéré. D’autant que les Chinois et les Indiens ne baissant pas leurs émissions, l’effort sera insignifiant en termes de climat. En suivant les normes européennes, l’industrie automobile européenne (qui représente 15 millions d’emplois) est en train de se « suicider sur l’autel de la vertu ».
Existe-t-il des alternatives crédibles à la voiture électrique que le pacte vert européen aurait pu proposer ?
La mobilité électrique n’est pas une technologie universelle. Elle est principalement destinée à l’urbain (à condition qu’il y ait suffisamment de bornes), au périurbain et au rural. En revanche pour des raisons de recharge et d’autonomie, le véhicule électrique n’est pas vraiment adapté aux longues distances. Il n’est par ailleurs intéressant sur le plan de la décarbonation que si l’électricité est décarbonée ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui dans de nombreux pays (66 % de l’électricité mondiale est toujours d’origine fossile).
Une première alternative serait de poursuivre la réduction de l’empreinte carbone des voitures thermiques. Alors qu’elles consomment en moyenne 6l/100km, on dispose des technologies pour baisser à trois litres. Réduire le poids, la vitesse de 130 km/h à 100 km/h sur autoroute, améliorer la qualité des pneus et l’aérodynamisme de la carrosserie ou améliorer grâce au digital l’efficacité des moteurs sont autant de leviers d’amélioration.
L’hydrogène est également une solution alternative à l’électricité batterie sur les longues distances (on élimine les inconvénients de temps de charge et d’autonomie). Mais, pour l’instant, au-delà des questions de prix, son introduction massive demanderait de mailler le territoire avec un réseau de distribution de plusieurs milliers de stations-services. Pour information, une pompe à hydrogène coûte 1 million d’euros contre 100.000 euros pour une pompe à essence. Il faut également savoir que le bilan énergétique de l’hydrogène est désastreux : après avoir fabriqué l’hydrogène dans un électrolyseur avec de l’électricité, on reproduit de l’électricité dans le véhicule avec une pile à combustible.
La dernière option sont les biocarburants fabriqués à partir de plantes et connus depuis le début du XXe siècle. Le bioéthanol en est le représentant le plus connu. Toutefois, la production massive de biocarburants nécessitant beaucoup d’eau et surtout beaucoup de surfaces agricoles entre de facto en conflit avec l’agriculture alimentaire.
Il n’y a donc pas de solution miracle.