L’électricité clandestine allemande démasquée

Cet article est une synthèse « grand public » de deux articles plus techniques de Jean-Pierre Riou « Focus sur les loop flows » et « La fin des MWh clandestins »

L’implantation disséminée des énergies renouvelables électriques intermittentes (EnRi) implique de lourds investissements (plusieurs centaines de milliards d’euros) dans le réseau de distribution auquel ces EnRI sont majoritairement connectées.

En effet, les éoliennes et les panneaux photovoltaïques (PV) ne sont pas des énergies locales, contrairement aux déclarations de leurs promoteurs. Les 2/3 de leur production transitent par le réseau de transport qui doit adapter ses infrastructures pour répondre aux aléas et aux « bouffées » de productions de chaque zone suivant les conditions météorologiques.

RTE avait annoncé dans son rapport conjoint avec l’AIE qu’un développement significatif des réseaux de transport et de distribution était l’une des conditions préalables à tout mix électrique à forte proportion d’énergies renouvelables.

En Allemagne, malgré les dizaines de milliards d’euros consacrés à leur développement, le retard pris par les réseaux allemands a des conséquences sur la sécurité et sur le prix de l’approvisionnement français.

Des passagers clandestins

Afin d’optimiser les capacités d’interconnexion, Le couplage du marché européen de l’électricité permet de mettre aux enchères à la fois la fourniture électrique et la capacité de connexion correspondante.

Les flux physiques de ces transactions transitent sur le réseau européen en suivant la voie de la moindre résistance et non… le chemin le plus court.

Ainsi, en cas de congestion de ses propres lignes, des échanges prévus à l’intérieur d’une même zone d’enchère sont détournés vers les zones voisines (les réseaux voisins). Ces flux d’électricité (« flows ») non invités et non désirés, font donc une boucle clandestine (« loop »), par les réseaux voisins pour arriver à leur destination.

La part croissante de ces flux de boucle (« loop flows ») non programmés est dénoncée par les opérateurs du réseau électrique européen (Entsoe) car elle réduit les capacités d’interconnexion vitales pour tout système électrique à forte composante intermittente.

Ces loop flows proviennent des fortes productions des éoliennes du nord de l’Allemagne, combinée avec celles de Scandinavie, que les congestions du réseau allemand font transiter par les Pays-Bas, la Pologne, la République tchèque, l’Autriche, la Belgique et la France. Ces « passagers clandestins » peuvent mobiliser jusqu’à 50% de la capacité disponible, limitant d’autant les capacités d’importation de ces pays.

Or, chaque État membre doit assurer 70% de ses capacités disponibles pour les échanges aux frontières. Les pays les plus touchés par ces passagers clandestins dans leur réseau ne pouvant plus remplir cette obligation doivent faire des demandes de dérogation.

Le rapport accablant de la Cour des comptes allemande

La Cour des comptes fédérale allemande a publié un rapport sur l’Energiewende en mars 2024 stigmatisant particulièrement le réseau supposé permettre d’intégrer les EnRI.

Il constate que les besoins de ce réseau progressent plus vite que les investissements qui lui sont consacrés, avec un déficit croissant de lignes de transport chiffré à 6000 km pour 2023.

Le rapport dénonce : 

« Les coûts d’expansion du réseau à l’avenir seront nettement plus élevés qu’auparavant. Selon les premières estimations de l’Agence fédérale des réseaux, les coûts liés à l’extension du réseau pour la période 2024 à 2045 s’élèvent à plus de 460 milliards d’euros. De nouvelles augmentations de coûts sont à prévoir. »

Il relève également la lourde sous-estimation des coûts du réseau de distribution :

« Les Gestionnaires de réseau de distribution (GRD) prévoyaient un besoin d’extension du réseau de distribution de 93.136 km d’ici 2032 pour un coût estimé à 42,27 milliards d’euros. L’agence fédérale des réseaux a déclaré en janvier 2024 que les GRD devraient investir pas moins de 150 milliards d’euros d’ici 2045. Selon de nouvelles informations parues dans la presse, les besoins d’investissement pendant cette période pourraient même s’élever à 250 milliards d’euros. » 

A ces coûts s’ajoutent ceux des services système qui devraient augmenter considérablement, 

« en particulier les coûts de gestion de la congestion du réseau, pour atteindre 6,5 milliards d’euros par an d’ici 2028. »

La Cour fédérale des comptes dénonce également le retard pris dans la construction de capacités de moyens pilotables de secours qui resteront indispensables pour les périodes sans vent ni soleil :

Ce dérapage des coûts du système électrique est tel qu’il lui fait craindre la délocalisation de l’industrie allemande :

« Selon une enquête de la Chambre de commerce et d’industrie allemande, les entreprises allemandes sont de plus en plus sceptiques quant à la transition énergétique et envisagent de plus en plus de délocaliser leur production à l’étranger ».

La sécurité française menacée

Le 4 avril 2022, la France pulvérisait le record du marché à 2987,78 €/MWh entre 7 heures et 9 heures, en raison de la forte consommation liée au froid et de la faible disponibilité du parc nucléaire.

Les interconnexions avec l’Allemagne, prévues pour éviter une telle divergence de cours grâce aux importations, n’ont pas pu jouer leur rôle en raison des loop flows allemands provoqués par une production éolienne particulièrement élevée.

Dans son rapport de juin 2022, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) montre la corrélation systématique entre production éolienne allemande et baisse de la capacité d’import allant jusqu’à la moitié des capacités d’importation française en raison des loop flows.

Parallèlement, Sia Partners constatait en 2020 :

« les pics de prix dans la zone d’enchères belge ne se produisent que lorsque les flux de boucle dépassent une certaine valeur (500 MW). »

Les interconnexions sont destinées à permettre la coopération entre États pour faire converger les cours par des importations tant que… les réseaux ne sont pas saturés. Les promoteurs des EnRi misent sur une mutualisation toujours plus large pour refouler loin les surplus des productions pour compenser les périodes sans vent ni soleil.

Le coût de développement des réseaux est exponentiel et laisse augurer des jours… sombres.

Répartition du coût des congestions

Les flux de boucle non planifiés et clandestins sont dénoncés par l’Agence pour la coopération des régulateurs d’énergie (ACER) dans son rapport du 3 juillet 2024 sur les congestions du réseau.

En 2015 déjà, France Stratégie relevait que les pays traversés n’étaient même pas rémunérés par l’Allemagne pour l’électricité qu’elle faisait transiter sur leurs lignes pour acheminer la production de ses éoliennes de l’Allemagne du Nord vers sa consommation par l’industrie d’Allemagne du Sud, en raison des congestions structurelles de son propre réseau.

La fin de l’électricité clandestine

Pour éviter ou diminuer ces flux de boucle, l’ACER envisage deux zones d’enchères distinctes en Allemagne. Les flux provenant des éoliennes d’Allemagne du Nord vers l’Allemagne du Sud ne pourraient plus être considérés comme transaction interne à une même zone d’enchères. Leur transit devrait être négocié, y compris par les réseaux voisins. Toute production abondante des éoliennes de la Mer du Nord entraînant alors une différence significative de prix du MWh entre les 2 zones allemandes. La Cour des comptes allemande chiffre à plus de… 460 milliards d’euros (!) les investissements nécessaires au réseau allemand.

Séparée en deux zones d’enchères distinctes, l’Allemagne ne pourrait ainsi plus masquer les coûts induits sur le réseau européen par l’intermittence de la production de ses ruineuses EnRI en la faisant transiter clandestinement (« free-riding flows ») sur les réseaux de ses voisins.

En mai 2007, Marcel Boiteux expliquait déjà dans Futuribles :

« En théorie économique, l’électricité cumule pratiquement toutes les exceptions aux heureux effets de l’économie de marché. D’où suit qu’on peut militer avec conviction pour la régulation par le marché, et en exclure l’électricité. ».

Il est regrettable que l’empilement des directives et règlements de Bruxelles en arrivent à de telles dérives pour n’avoir pas intégré ce point fondamental de l’économie de marché.

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