Vers une coupure du gaz : l’heure de vérité sur notre dépendance aux hydrocarbures a sonné

(Article initialement publié dans Atlantico du 12 Juillet 2022)

La forte hausse du prix du pétrole et du gaz sort ses effets, nombreux et inattendus. Que cette crise nous serve au moins à nous rendre compte de ce que nous ne nous passerons pas d’eux et que les énergies renouvelables n’aideront pas à résoudre le problème énergétique. C’est vrai dans beaucoup de domaines et, en particulier, dans l’agriculture. Voici pourquoi sans pétrole et gaz nous aurions une grave crise alimentaire.

Lorsqu’en avril 2020, le prix du pétrole est passé en territoire négatif, les idéologues écologistes ont tenté de faire croire aux naïfs que l’ère du pétrole était enfin terminée. Maintenant que le prix du pétrole brut a régulièrement dépassé les 110 dollars le baril ($/b), le souci est de continuer à approvisionner le marché européen, l’UE ayant décidé de se passer du pétrole russe livré par voie maritime. Depuis le premier choc pétrolier de 1973, on dit que l’on va réduire la consommation de pétrole et l’on a fait exactement le contraire. La production mondiale en 1973 était de 58 millions de barils par jour (Mb/j) et, en 2019 (avant la Covid), elle était de 95 Mb/j et en 2021, selon les dernières statistiques publiées par BP la semaine dernière, la consommation de pétrole a augmenté de 5,3 millions de barils par jour (b/j).

Nous sommes tellement habitués à entendre dénigrer les combustibles fossiles que nous ne réalisons pas leur rôle indispensable et incontournable dans tous les domaines de notre vie. Le charbon génère 36 % de l’électricité mondiale, 74 % en Inde. Sans pétrole, il n’y a pas de transport puisqu’il dépend à plus de 90 % des produits pétroliers. Sans gaz naturel, il n’y a pas de chauffage ni d’utilisation thermique industrielle (70 % du gaz étant utilisé pour chauffer). « Pour le dire clairement : Il n’existe pas de solution à court terme pour remplacer le gaz naturel en provenance de Russie », a déclaré Martin Brudermülle, directeur général de BASF, le géant allemand de la chimie mondiale, très inquiet pour l’avenir de son entreprise.

L’inadmissible famine guette

Il en va de même pour notre alimentation. Il a fallu la terrible guerre en Ukraine pour que le public, confronté à la crise alimentaire mondiale qui couve, se rende compte que le monde tournait bien avant sans que l’on n’y prête attention. La crise est très préoccupante puisque le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres,  a averti le 24 juin que les problèmes d’accès à la nourriture, cette année, pourraient se transformer en pénurie alimentaire l’année prochaine, et qu’aucun pays ne sera à l’abri des répercussions sociales et économiques d’une telle catastrophe. Il a déclaré qu’« il ne peut y avoir de solution efficace à la crise alimentaire mondiale sans réintégrer la production alimentaire ukrainienne, ainsi que les aliments et les engrais produits par la Russie, sur les marchés mondiaux ».

La crise du blé

En effet, l’Ukraine exporte normalement environ 10 % du blé mondial, une bonne partie d’ailleurs va à destination de la Chine puisque ce pays a acheté en 2013 des terres agricoles en Ukraine pour une surface équivalente à la superficie de la Belgique. Le blocage des ports par lesquels l’Ukraine exportait son blé l’a contrainte à trouver des alternatives, par la route, le rail ou la mer, qui, bien que méritoires, sont insuffisantes. Si les dirigeants politiques parlent de chantage russe, c’est parce qu’il n’y a pas d’alternative satisfaisante. Que ce soit par train ou par camion vers la Pologne ou un peu par le port roumain de Constanța, ce sont environ 2 millions de tonnes par mois (Mt/m) qui sont exportées quand l’Ukraine exporte normalement 6 ou 7 Mt/m. Ces voies d’exportation compliquent aussi la logistique. Si avant la guerre le blé était transporté par bateau, c’est parce que cela était cohérent. La compagnie ferroviaire allemande prépare le transport par une noria de train. De plus, l’empattement des rails en Ukraine est différent, ce qui complique la situation et les Russes détruisent les voies ferrées ukrainiennes plus rapidement qu’elles ne peuvent être réparées. Un bateau de type Panama transporte l’équivalent d’une cinquantaine de trains, sans compter qu’à destination, il faut encore transborder leur chargement sur un bateau si on veut faire des livraisons lointaines. Que l’on doive effectuer ce transport par voie ferroviaire s’explique par le fait que nous sommes dans une économie de guerre et qu’il faut faire face « quoi qu’il en coûte ».

Mais la Russie exporte six fois plus que l’Ukraine, ce qui lui donne un avantage en géopolitique, car le besoin premier de l’humanité est de se nourrir. Même s’il existe encore des poches de malnutrition, il faut reconnaître que grâce à la révolution verte (celle de l’agriculture) ces dernières décennies, la faim dans le monde a fortement diminué. C’est ce qui explique la croissance démographique : dans la première phase de développement, une bonne alimentation entraîne une meilleure espérance de vie et par voie de conséquence une croissance démographique. Il y a donc plus de bouches à nourrir qu’auparavant et cela donne à la Russie un avantage similaire à celui qu’elle a dans le domaine de l’énergie. 

Heureusement, les citoyens de l’UE ne doivent pas trop s’inquiéter des pénuries de céréales : une grande partie de celles-ci est produite en interne grâce au développement de la politique agricole de l’UE. Bien sûr, étant donné les difficultés d’approvisionnement mondial, le prix sera plus élevé. Par contre, des difficultés pourraient surgir dans d’autres régions du monde qui ne peuvent pas se permettre de payer un prix fort. Il faut toutefois pondérer ce risque, car le marché des céréales est habitué à des évolutions cycliques puisque les récoltes dépendent de la météorologie, qui est par nature toujours incertaine.

La révolution verte

Quand tout va bien, on ne se préoccupe pas de savoir ce qui permet de jouir de cet état de bien-être. Confrontés à la crise, les médias vont-ils expliquer à la population qu’il faudrait réfléchir aux avantages de la consommation de pétrole et de gaz y compris dans le secteur primaire de l’agriculture ?

Si on mange à sa faim dans l’UE, c’est grâce à la politique agricole commune qui, depuis le traité de Rome de 1957, a permis de mutualiser les productions et de créer un véritable marché unique des produits agricoles. Ce succès a été copié par le reste du monde, même s’il reste des progrès à faire dans certains pays notamment en Afrique. Il a été réalisé grâce à la véritable révolution verte. Grâce aux méthodes scientifiques (par exemple, la sélection des semences, y compris des OGM), à l’utilisation d’intrants et à l’introduction de la technologie (mécanisation) dans l’agriculture au cours des années 1960 et 1990, on a assisté à une augmentation spectaculaire de la productivité agricole. 

Le meilleur indicateur du succès de cette augmentation est le recul tout aussi spectaculaire de la faim dans le monde. La critique de l’eutrophisation, de la perte de biodiversité (comment la mesurer ?) ou autres pollutions réelles ou supposées est puérile face aux millions de vies sauvées de la famine. Seuls ceux pour qui la nature a autant de valeur qu’une seule vie humaine se permettent de nier la prouesse de l’agriculture moderne, l’agriculture verte.

Le retour à l’énergie musculaire ?

Malgré cet indéniable succès, des écologistes européens prétendent dire aux agriculteurs africains comment ils doivent s’y prendre et s’avisent de leur conseiller de ne pas nous copier. Ils rejettent les avancées technologiques en matière d’agriculture, jusqu’à abandonner l’usage des tracteurs au profit de la « force musculaire » — néologisme écologiste pour désigner le dur labeur à la sueur du front et avec le recours au fouet pour animaux. 

Un petit calcul suffit pour mesurer le ridicule de leur proposition. Dès que le moteur à combustion interne est devenu disponible, l’agriculture s’est mécanisée, précisément pour éviter cette corvée. Selon les dernières données de la Banque mondiale, en 2002, il y avait 24 millions de tracteurs agricoles en service dans le monde. Vingt ans plus tard, il est raisonnable d’estimer qu’il y en a maintenant 30 millions. La puissance des tracteurs varie de quelques chevaux-vapeur (CV) à 600 CV pour ceux utilisés dans les grandes exploitations agricoles aux États-Unis. En calculant, largement par défaut, une puissance moyenne de 100 CV par tracteur, on arrive à plus de 22 milliards d’équivalents-hommes. La puissance des tracteurs utilisés dans le monde est au moins équivalente à la puissance du triple de la population mondiale totale, personnes âgées et enfants compris. Et cela, grâce à l’utilisation des produits pétroliers (essentiellement le gasoil) ! L’élimination des travaux pénibles — c’est-à-dire de la force musculaire ! — a largement contribué à l’amélioration de la santé des travailleurs agricoles et de leur espérance de vie. La détermination des écologistes à revenir à l’énergie musculaire ne peut s’expliquer que par leur vision malthusienne, car il est évident que l’abandon de l’énergie des hydrocarbures dans l’agriculture ne peut que conduire à une malnutrition mortifère.

Par ailleurs, les multinationales n’étant pas les bienvenues en Afrique, les ONG environnementales, les églises, les agences étatiques et onusiennes s’opposent à la véritable révolution verte. Il en résulte que malheureusement l’« agroécologie » se développe en Afrique subsaharienne plus que l’agriculture verte. Comme c’est souvent le cas, alors que nous pensons bien agir, le résultat est inverse. La revue Nature Food a publié en juillet 2020 une étude intitulée « Limites de l’agroécologie pour surmonter les faibles rendements des cultures en Afrique subsaharienne » qui conclut sur base de 933 observations dans 16 pays que « bien que l’agroécologie puisse apporter des avantages en matière de conservation des sols, elle ne permet pas aux petits exploitants africains de surmonter la faible productivité des cultures et l’insécurité alimentaire à court terme ».

Il en est de même pour la mode de la permaculture. Si pendant des millénaires l’être humain a retourné la terre à la sueur de son front pour s’alimenter, on se demande sur quelle base on est soudainement devenu intelligent en semant sans labourer… L’inventeur de la charrue était-il masochiste ?

Les organisations caritatives portent une lourde responsabilité. En effet, l’agroécologie ne supprimera pas les déficits et les carences alimentaires. Avait-on besoin d’une étude pour le démontrer ? Pourquoi avons-nous en Europe et aux Etats-Unis abandonnés l’agroécologie  ? Pour faire plaisir aux compagnies pétrolières en leur achetant du gasoil ? Il n’y a aucune comparaison entre l’agriculture mécanisée et fertilisée et les faibles augmentations de rendement des nouvelles technologies promues par la constellation d’ONG environnementales et prétendument humanitaires avec l’argent des contribuables européens.

  1. L’irrigation grâce à l’énergie

L’irrigation, qui dépend également de l’énergie, joue un rôle indispensable. Depuis que le monde existe, la seule eau qui a quitté la planète Terre est l’urine des astronautes. Pour le reste, pas une seule molécule d’eau n’a quitté notre planète. Pour paraphraser Archimède, donnez-moi de l’énergie et je vous donnerai toute l’eau que vous voulez. Avec l’énergie, vous alimentez les pompes qui distribuent l’eau partout et avec des procédés de la chimie industrielle on purifie l’eau. En outre, les barrages hydroélectriques ne servent pas seulement à produire de l’électricité renouvelable, mais aussi à bien gérer l’eau, car ils constituent des réservoirs extrêmement utiles pour les périodes de faibles précipitations, et par la retenue des eaux parfois trop abondantes, ils permettent d’éviter des inondations.

Bien entendu, puisque ces pompes fonctionnent à l’électricité, certains pourraient donc imaginer la production d’électricité produite par le vent ou le soleil. Il convient de se souvenir de la leçon du plateau du Lassithi en Crète. Cette zone agricole vivrière prospère d’environ 25 km2 située dans le cratère d’un ancien volcan est connue comme « la vallée aux 10 000 moulins ». Ce sont des éoliennes munies des pales recouvertes de toiles (comme les moulins à vent) qui servaient à pomper l’eau pour l’irrigation. Vestiges d’une époque révolue, elles ont toutes été abandonnées, car l’électrification du plateau a donné de bien meilleurs résultats.

De plus, la recherche permet de développer des plantations ou des variétés qui nécessiteront moins d’eau et qui seront mieux adaptées aux conditions de sécheresses ou de chaleur des certaines régions.

  1. L’hydrogène nous sauve de la famine

Ces progrès n’auraient toutefois pas été possibles sans l’intervention déterminée depuis plus de 150 ans de la chimie en agriculture. Les plantes ont besoin de trois éléments principaux pour se développer pleinement : l’azote, l’acide phosphorique et le potassium. Les plantes tirent ces éléments nutritifs de sources organiques présentes naturellement dans le sol, mais à chaque récolte, le sol s’épuise et les rendements sont moindres. Les gens ont vécu de cette manière pendant des milliers d’années. Nos ancêtres ont découvert que le fumier et le compost amélioraient la productivité de la terre. L’azote de l’air, qui en constitue pourtant 71 %, est inutile aux plantes, qui doivent le prélever dans le sol sous forme de nitrate. Les chimistes du début du 19e siècle, comme Marcelin Berthelot, ont fini par découvrir que les engrais azotés (nitrate de sodium, nitrate d’ammonium, sulfate d’ammonium, chlorure d’ammonium…) « fertilisaient » le sol.

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