Il est clair que les coûts de production de l’électricité en France, produite essentiellement par nos centrales nucléaires et nos barrages hydroélectriques, ne sont que très peu sensibles à la hausse du prix du gaz. La hausse du prix de l’électricité est évidemment due à la tarification dite « au coût marginal » que l’Union européenne a mise en place et qui les indexe sur les prix du gaz. C’est pourquoi il est affligeant de voir la France suivre la Commission européenne, qui cherche à en combattre les effets désastreux par des moyens aussi surprenants qu’inefficaces, au lieu de dénoncer cette tarification.
Première observation : justifier l’introduction d’une tarification en disant qu’elle est faite pour encourager la création d’un marché est une contradiction majeure. Car un marché est précisément ce qui permet la détermination des prix pertinents par la seule confrontation de l’offre et de la demande, donc sans intervention publique sur la tarification. Cette contradiction ne devrait échapper à personne.
Mais il y a des mots qui ont un pouvoir magique : celui d’écarter toute analyse rationnelle. Il en va ainsi de l’expression « marché européen », sous le prétexte duquel cette tarification a été installée[1], et de l’expression « tarification au coût marginal », qui serait le nec plus ultra en matière de réglementation des prix. Même Jean-Marc Vittori, qui nous a habitués à des raisonnements logiques et pertinents, n’y a pas échappé, si l’on croit l’article que Les Échos ont publié le 17 novembre.
Il s’appuie sur Marcel Boiteux. En France, juste après la guerre, les divers producteurs d’électricité ont été regroupés dans une organisation créée pour cela : EDF. Ce regroupement a supprimé la concurrence, donc tout marché pour déterminer les prix. C’est ainsi que Marcel Boiteux, qui travaillait dans la belle équipe d’économistes de Maurice Allais, a été appelé en 1948 pour définir la politique des prix que devrait suivre ce monopole. Tarification et marché étaient donc bien perçus comme opposés.
Non seulement ses idées ont été appliquées, mais il a pu en mesurer les effets, puisqu’il a poursuivi sa carrière à EDF, pour être nommé directeur général en 1967, puis président. Son avis sur le sujet est donc particulièrement pertinent et Jean-Marc Vittori est bien inspiré de le citer. Encore faut-il bien connaître son opinion. Or, il nous la livre dans un article de 1987 qui laisse peu de place à l’interprétation.
La partie tarifaire commence par la phrase « Dans l’abstrait, le principe de la vente au coût marginal recueillait un préjugé favorable ». Il est amusant de constater que 54 ans après, le même préjugé demeure. Nous avons pourtant eu largement le temps de mesurer les limites de la théorie économique dite néo-classique née vers 1870 qui en est à l’origine.
La pression devait être forte, puisque Marcel Boiteux introduit, dans son article, les expressions de « coût marginal moyen » puis de « coût marginal à long terme » qui ne gardent du coût marginal que l’appellation, alors que la réalité du concept a disparu[2]. C’est sans doute cette concession verbale qui explique pourquoi EDF est réputée utiliser une « tarification au coût marginal ».
Quoi qu’il en soit, Marcel Boiteux expose dans son article les différentes raisons pour lesquelles cette tarification est totalement inapplicable dans le cas de l’électricité. Il y décrit, par ailleurs, les objectifs essentiels que doit poursuivre son monopole : satisfaire la demande au moindre coût sans fausser la concurrence avec les autres formes d’énergie. Il explique comment EDF y a répondu, notamment par le choix et la programmation de ses investissements productifs, et par une tarification destinée à amortir les pointes de consommation. Grâce à quoi la France a bénéficié pendant des années d’une électricité bon marché et sans pénurie.
Ce que l’Union européenne a mis en place pour l’électricité est très éloigné des préceptes de Marcel Boiteux. Elle cherche clairement à s’en remettre à la concurrence, qui ne permet pas là une programmation efficace des investissements. Elle impose en outre une tarification, ce qui enlève toute efficacité aux mécanismes de marché pour contenir les prix. On commence à en voir les résultats : une hausse extravagante des prix et des menaces sérieuses de pénurie.
Cette tarification européenne n’a aucun fondement économique. On s’étonne que la France ne s’abstienne pas de l’appliquer, comme le font l’Espagne et le Portugal, et passe au contraire son temps à multiplier des chèques de « protection du pouvoir d’achat » dont la conséquence première est d’augmenter l’endettement de notre pays, qui est déjà faramineux, et nous met à la merci de ceux qui veulent bien nous prêter.
[1] Ce dont a besoin en priorité le marché européen pour se développer n’est pas un tarif, mais la construction des équipements permettant les échanges transfrontaliers – lignes électriques à haute tension, gazoducs…
[2] Le coût marginal est le prix de revient de la dernière unité produite, dans l’immédiat donc à très court terme, sur le moment, et avec des investissements supposés amortis.
Daniel Fédou Ancien conseiller technique du Directeur du budget