(Nous republions ici un article de l’Institut Montaigne du 18/4/23)
Dans cet entretien, Nicolas Hervieu, juriste en droit public et droit européen des droits de l’homme, éclaire le rôle que peuvent jouer les institutions juridiques comme la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) dans la lutte contre les changements climatiques.
Lors de deux audiences successives en formation solennelle de Grande Chambre, le 29 mars dernier, les Gouvernements français et suisse ont chacun été contraints de se justifier devant la Cour européenne des droits de l’homme en réponse aux critiques visant leur inaction climatique présumée. Ces deux affaires soulèvent des questions juridiques tout à fait inédites. En outre, elles interrogent le rôle du droit et des juges dans la lutte contre le dérèglement climatique.
Dans chacune des affaires portées devant la Cour de Strasbourg, les requérants sont essentiellement des citoyens préoccupés par le dérèglement climatique qui critiquent l’action, insuffisante selon eux, des États face à cette menace.
Il convient d’ailleurs d’être plus précis, car leur situation particulière aura probablement une importance sur l’issue des deux procédures européennes. Dans l’affaire contre Suisse, les requérantes sont à la fois une association de lutte contre le changement climatique (qui revendique comme membres plus de deux mille femmes âgées) mais aussi, à titre individuel, quatre femmes âgées de plus de 80 ans, dont l’une est désormais décédée. Dans l’affaire contre France, le requérant est Damien Carême. Actuellement député européen, il a surtout été maire de Grande-Synthe. C’est à ce titre qu’il avait engagé, en son nom et celui de sa commune, un recours devant le Conseil d’État pour contraindre le Gouvernement à agir prioritairement face au changement climatique. Le recours formé au nom de la commune avait partiellement prospéré, le Conseil d’État ayant enjoint au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires pour atteindre l’objectif, issu de l’Accord de Paris, de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030.
À bien des égards, ces deux affaires – auxquelles s’ajoute une troisième initiée par six jeunes portugais contre pas moins de trente-trois États parties à la Convention – soulèvent des enjeux tout à fait inédits. Certes, ce n’est pas la première fois que la Cour européenne est saisie de questions touchant au droit à un environnement sain. Au cours des trente dernières années, elle a ainsi développé une jurisprudence dynamique afin de déduire des implications environnementales à partir du droit à la vie, du droit à l’intégrité physique ou encore du droit au respect de la vie privée et familiale.
Initialement impressionniste, casuistique et sectorielle, cette œuvre jurisprudentielle apparaît de plus en plus structurée par une lecture globalisante que s’efforce de forger la Cour. Ainsi, très récemment, elle a réaffirmé en Grande Chambre – dans un avis suscité par le Conseil d’État français – que « la protection de l’environnement, au sens large, et, dans ce cadre, la protection, plus spécifique, de la nature et des forêts, des espèces menacées, des ressources biologiques, du patrimoine ou de la santé publique, comptent, quant à elles, parmi les objectifs considérés, à ce jour, comme relevant de l’ »intérêt général » au titre de la Convention« . En outre, elle a souligné que « même si aucune disposition de la Convention n’est spécialement destinée à assurer une protection générale de l’environnement en tant que tel […], la responsabilité des pouvoirs publics en la matière devrait se concrétiser par leur intervention au moment opportun, afin de ne pas priver de tout effet utile les dispositions protectrices de l’environnement qu’ils ont décidé de mettre en œuvre » (Cour EDH, Avis consultatif du 13 juillet 2022, Demande n° P16-2021-002, § 80).
Pour autant, à ce jour, la Cour européenne ne s’est encore jamais pleinement et directement prononcée sur l’enjeu – ô combien redoutable humainement mais aussi juridiquement – du dérèglement climatique. C’est d’ailleurs ce qui explique son choix de porter directement ces affaires en formation solennelle de Grande Chambre.
Le déroulement des deux audiences de Grande Chambre, le 29 mars, a lui aussi illustré le caractère inédit de ces contentieux. Outre l’intervention à la procédure d’une myriade d’intervenants associatifs mais aussi de plusieurs États parties à la Convention – manifestement inquiets d’une extension de leurs obligations conventionnelles – le nombre et l’intensité inhabituels de questions posées par les juges ont amplement révélé l’importance des arrêts européens qui seront rendus.
Il est toujours difficile et même hasardeux de prédire la teneur de décisions de justice à venir. Toutefois, les défis contentieux que doit affronter la Cour européenne peuvent raisonnablement être cernés et évalués.
D’emblée, surgissent immédiatement de redoutables questions de recevabilité sur lesquelles pourraient achopper plusieurs requêtes. Il pourrait en être ainsi de celle initiée par Damien Carême, dont la qualité de « victime » – au sens de l’article 34 de la Convention – n’est pas assurée car il pourrait être difficile d’identifier ce en quoi il serait spécifiquement visé par les effets les plus caractérisés du dérèglement climatique. En effet, la Cour européenne énonce avec constance que « la Convention ne reconnaît pas l’actio popularis » et que la personne requérante « doit pouvoir démontrer qu’elle a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse » pour prétendre être recevable (Cour EDH, 4 décembre 2015, Roman Zakharov c. Russie, n° 47143/06, § 164).
Une difficulté comparable existe concernant le recours initié par l’association suisse de lutte contre le changement climatique. Là encore, la jurisprudence européenne apparaît peu favorable à ce type de requêtes. Seules des « circonstances exceptionnelles » peuvent conduire à admettre qu’une personne morale agisse devant la Cour en lieu et place des véritables victimes, lesquelles seraient nécessairement ici des personnes physiques (cf. Cour EDH, 17 juillet 2014, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, n° 47848/08, § 112).
Bien évidemment, nul ne peut savoir si le caractère indéniablement exceptionnel des enjeux en cause conduira la Cour à faire preuve de flexibilité sur les critères de recevabilité. Mais, comme ont pu le laisser suggérer certaines questions posées à l’audience par des juges européens – dont la Présidente de la Cour Síofra O’Leary ou le juge français Mattias Guyomar – ces deux arrêts pourraient donner lieu à quelques innovations. Et ce, afin d’accroître l’ouverture du prétoire européen aux contentieux climatiques et environnementaux.
Quoiqu’il en soit, et bien au-delà, la question contentieuse la plus cruciale pour la Cour de Strasbourg est résolument la suivante : Est-il possible et opportun de dégager de la Convention et de l’ensemble des droits qu’elle garantit une obligation pour les États d’agir plus résolument encore contre le dérèglement climatique ?
En termes de pure technique prétorienne, strictement rien ne s’oppose à une réponse positive. En effet, la Cour européenne dispose déjà de tous les outils interprétatifs et normatifs pour y parvenir. D’une part, elle peut retenir une lecture audacieuse de la Convention, en particulier via une interprétation évolutive « à la lumière des conditions de vie actuelle » elle-même éclairée par des instruments de droit international, dont l’Accord de Paris. D’autre part, la Cour a déjà largement éprouvé la technique des obligations positives qui permet d’exiger des États qu’ils déploient une vaste palette d’actions pour protéger effectivement les droits et libertés.
Dans ce contexte, elle pourrait même s’inspirer de l’œuvre de son homologue onusien, le Comité des droits de l’homme. En effet, par une décision inédite, le Comité a récemment jugé que l’Australie a méconnu les droits conventionnels des habitants d’une île, faute de les avoir assez protégés contre l’impact du dérèglement climatique (CDH, 22 septembre 2022, n° 3624/2019).
Mais en termes d’opportunité jurisprudentielle et institutionnelle, un tel saut pour la Cour européenne serait assez vertigineux et lourd de conséquences. C’est d’ailleurs le principal axe de défense retenu par les Gouvernements suisse et français.
Aucun d’eux n’a nié le dérèglement climatique. Tout au contraire, ils l’ont qualifié sans ambages de « plus important défi de notre temps » (Gouvernement français) auxquels ils prétendent déjà répondre avec vigueur. Cependant, et par contraste, ils ont largement disqualifié le juge européen comme acteur habilité et apte à y répondre. Car selon eux, seul le « processus démocratique » – associant l’action des États, des entreprises et des citoyens – permettrait la formulation de choix qui susciteraient suffisamment d’adhésion pour initier des changements, lesquels « ne se décrètent pas par une décision de justice » (Gouvernement suisse).
Une telle opposition entre choix démocratique et action contentieuse est des plus discutables, car les droits fondamentaux sont des outils qui ont reçu l’onction des États et, plus largement, des sociétés européennes contemporaines. Il est cependant vrai qu’à la différence d’autres instruments normatifs internes, européens ou internationaux, la Convention européenne ne comporte pas directement de contenu environnemental. D’où l’importance de l’œuvre jurisprudentielle, ne serait-ce que pour dégager des principes conventionnels généraux en matière climatique.
Dans ce contexte, s’il est difficile d’imaginer que la Cour fasse intégralement droit aux prétentions – aussi audacieuses qu’exigeantes – des requérants, il est au moins à parier que les arrêts que rendra la Grande Chambre apporteront une contribution conséquente à la construction d’un corpus prétorien. Comme autant de jalons pour l’avenir.
Bien souvent, le sentiment – fondé ou fantasmé – d’une inaction du « politique » alimente la croyance – tout aussi ambivalente – d’une efficacité du droit et des recours juridiques. Or, depuis une décennie, un tel phénomène est tout particulièrement manifeste à propos de l’action environnementale et spécifiquement de la lutte contre le dérèglement climatique.
La tension grandissante entre l’urgence ressentie face à cette menace, d’une part, et les lenteurs voire les impasses des réactions politiques, d’autre part, oriente désormais les associations et citoyens vers les prétoires. Parfois avec de sincères espoirs, mais souvent aussi avec l’ambition d’allier progrès contentieux et agenda médiatique. De fait, le dépôt d’une requête, la tenue d’une audience ou encore le rendu d’une décision juridictionnelle sont autant d’occasions pour mettre utilement en lumière la cause climatique.
Or, un rapide bilan révèle que l’action contentieuse en matière climatique et environnementale est très loin d’être vaine.
Certes, certains progrès et victoires apparemment retentissants sont parfois en demi-teinte voire en trompe-l’œil. Entre autres illustrations, il en est ainsi de la récente reconnaissance par le Conseil d’État du « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » en qualité de « liberté fondamentale » invocable en référé-liberté (CE, 20 septembre 2022, n° 451.129). Si cette évolution n’est pas neutre, elle demeure relativisée notamment par la volonté – discutable – du Conseil d’État de tenir compte « des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises« .
Mais d’autres démarches contentieuses sont plus prometteuses. Il en est ainsi des actions en carence contre l’État, dont l’une – désignée par ses promoteurs comme « l’Affaire du siècle » – a conduit le tribunal administratif de Paris, en 2021, à enjoindre de façon inédite à l’État de réparer les conséquences de sa carence en matière de lutte contre le changement climatique (TA Paris, 14 octobre 2021, n° 1904967 et s.). De même, en écho à d’autres contentieux sur la qualité de l’air (v. CE, 17 octobre 2022, n° 428.409) et comme déjà indiqué, le Conseil d’État a été directement saisi, avec succès, d’un recours contre les décisions de refus d’action du Gouvernement en matière climatique (CE, 1er juillet 2021, Commune de Grande Synthe, n° 427.301).
Néanmoins, pour être pleinement instructifs quant aux forces et faiblesses de l’action contentieuse en matière climatique, ces premiers succès doivent être mis en regard avec d’autres échecs.
Ainsi, alors que le droit de l’Union européenne est une ressource précieuse sur les enjeux environnementaux, la Cour de justice a refusé à elle seule de s’ériger en censeure universelle au nom de la justice climatique et a déclaré irrecevable le recours introduit par des familles originaires de l’Union européenne, du Kenya et des îles Fidji contre le “paquet climat” de l’Union de 2018 (CJUE, 25 mars 2021, Carvalho e.a. / Parlement et Conseil, Aff. C-565/19 P). Sur un autre terrain, mais également de façon éloquente, si le Conseil constitutionnel a lui-aussi été dynamique ces dernières années – en consacrant de nouvelles ressources et contraintes constitutionnelles (v. not. Cons. Constit. Déc. n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, § 4 ou Cons. constit. Dec. n°2022-991 QPC du 13 mai 2022, § 4), il a refusé de faire droit à « une critique générale des ambitions du législateur » en matière de réduction des gaz à effet de serre et a indiqué qu’il « ne dispose pas d’un pouvoir général d’injonction à l’égard du législateur » (Cons. constit. Déc. n° 2021-825 DC du 13 août 2021).
Ces quelques illustrations révèlent que si l’action contentieuse en matière climatique peut s’avérer fructueuse, c’est à la condition de ne pas attendre des juridictions qu’elles se substituent entièrement à la décision des autorités politiques. Au demeurant, si les juges peuvent encadrer et contraindre l’action de ces autorités, c’est à la condition qu’ils aient reçu la mission de veiller au respect de normes préalablement édictées, qu’elles soient nationales, européennes ou internationales.
Dans ce contexte, et à l’occasion des affaires climatiques dont elle est saisie, la Cour européenne des droits de l’homme apparaît au milieu du gué. D’un côté, elle peut résolument mobiliser les ressources conventionnelles – éclairées par la dynamique normative contemporaine qu’incarne notamment l’Accord de Paris ou encore le droit de l’Union – afin de contribuer au mouvement de « justice climatique » que beaucoup appellent de leurs vœux. D’un autre côté, elle peut plus difficilement s’ériger en régulateur européen de l’ensemble des politiques nationales de lutte contre le dérèglement climatique, même si ces dernières peuvent avoir un impact direct sur la jouissance des droits et libertés.
C’est ce dilemme qu’il lui appartient désormais de trancher. Et c’est peu dire que sa contribution jurisprudentielle à l’enjeu climatique est impatiemment attendue.
Les membres de la Cour européenne des droits de l’homme ouvrent les audiences de deux affaires relatives au changement climatique impliquant la France et la Suisse, à Strasbourg, dans l’est de la France, le 29 mars 2023.
Une réponse
Si nous sommes dans une situation où les normes et les lois permettent de réduire nos libertés à zéro et l’efficacité des décideurs politiques à rien du tout, n’est ce pas par manque de vigilance des Citoyens endormis par des années de discours politiques irresponsables. Il n’y a qu’une solution pour réveiller le Citoyen: Le solliciter par des votations proposant des textes issus de tendances diverses proposant l’annulation de lois et la définition d’actions devenues possibles par ces annulations. Rendons la main aux Citoyens en le réveillant de sa torpeur qui lui permet de se croire irresponsable de ce qui nous arrive!
Pas de référendum avec des oui et des non mais des textes épluchés à lire attentivement pour les départager.