(Par Philippe Silberzahn dans Contrepoints du 7/11/23)
Le fonctionnement actuel de l’État, comme le montre l’exemple de la loi Climat et résilience de 2021, est générateur d’incertitude alors que son rôle devrait être de fixer un cadre stable. Philippe Silberzahn plaide pour une remise en cause de l’étatisme en France afin de complètement repenser les processus décisionnels.
En théorie, selon notre modèle mental dominant, l’État est l’acteur qui fixe le cadre. Il est un facteur de stabilité, un réducteur d’incertitude dans un monde incertain. Pour reprendre une fameuse expression, il est le « maître des horloges ». Il est celui qui agit pour le long terme, alors que les acteurs privés, et le marché au premier chef, sont fixés sur le court terme.
Mais ça, c’est la théorie. En pratique, il en va tout autrement. Aujourd’hui, l’État est devenu un facteur d’incertitude à part entière. Et c’est un véritable problème.
L’inconséquence des décisions étatiques
La lecture de Dans la machine de l’État est édifiante. Son auteur, Emmanuel Constantin, ancien conseiller au ministère du Logement, évoque les conditions dans lesquelles la Loi Climat et résilience de 2021 a été préparée et votée, et notamment l’interdiction à la location les logements de classe énergétique E à partir de 2034 (les fameuses passoires thermiques).
Il écrit :
« Le choix de l’échéance de 2034 n’a néanmoins pas fait l’objet d’un seul débat ou d’une seule question, ni même d’une seule étude d’impact. Pire, seulement fondée sur les calculs de coin de table du cabinet, la décision des ministres sur ce point n’a pas occupé plus de dix minutes de conversation. Ces échéances impliquent pourtant la rénovation de plus de deux millions de logements supplémentaires d’ici à dix ans, et embarquent des pans entiers du logement social ou des copropriétés des centres-villes anciens. »
La vie de millions de Français et le fonctionnement de toute une industrie sont bouleversés par un choix fait sans aucune concertation, aucune étude d’impact, et au final aucune vraie raison.
Pourquoi 2034 ? Pourquoi pas 2038 ou 2031 ? Nul ne le sait. Sur un coin de table !
Mais ce n’est pas ce mode décision totalement aberrant qui est le problème le plus grave. Le plus grave, c’est que lorsqu’une décision est prise ainsi, avec des conséquences dont beaucoup sont totalement imprévisibles, il est extrêmement probable qu’il faudra revenir en arrière, modifier la loi, probablement en catastrophe, ce qui est la pire des choses.
D’acteur de long terme, l’État se retrouve, par l’inanité de son processus de décision, à multiplier les changements de cap, un coup en arrière, un coup en avant, devenant totalement illisible pour les acteurs concernés. Qui peut planifier quoi que ce soit dans ces conditions ? Que ce soit un ménage souhaitant acheter un appartement ou en mettre un en location, ou un promoteur devant décider une mise en chantier, ou une commune devant organiser son urbanisme, plus personne ne peut sereinement agir. Car le vilain petit secret du logement est que le gouvernement sait pertinemment qu’il faudra revenir en arrière. Et tout le monde sait qu’il le sait. Donc nous avons un jeu de poker menteur où on attend les premières catastrophes pour réagir. État stratège ? Et si c’était plutôt État pompier pyromane ?
On pourrait ainsi multiplier les exemples.
La sortie du nucléaire décidée pour de simples calculs électoraux sans aucune étude d’impact, la centrale nucléaire de Fessenheim fermée sur un coup de tête après une rénovation extrêmement coûteuse. La Cour des comptes observait d’ailleurs que cette fermeture avait été caractérisée par un processus de décision chaotique. Chaotique en effet.
Puis en 2022, virage à 180° et le nucléaire est relancé, et c’est tout une filière, lentement détruite pendant vingt ans, qui doit soudainement se reconstruire.
État stratège ?… Soyons sérieux
Et la liste peut continuer :
- le projet de facture électronique qui mobilise les acteurs de l’économie depuis des mois subitement reporté ;
- les collectivités territoriales soumises à des changements brusques des règles de financement par l’État, et qui ne peuvent plus faire de véritable budget sans avoir à tout refaire en catastrophe ;
- la notice thermique des écoles qui comporte 1800 pages ;
- le nombre de pages du Code du travail qui a doublé (ou triplé selon les critères de comptage) en 25 ans.
Or ce que nous a appris la sociologie, c’est que plus il y a de règles, plus elles se contredisent, donc moins elles sont applicables, et donc plus l’acteur soumis à ces règles est dans l’incertitude de la réaction de celui qui est en charge de les faire respecter, c’est-à-dire l’État, qui lui-même ne sait plus ce qu’il veut. Bien fol qui s’y fie.
Pourquoi l’État est-il devenu facteur d’incertitude ?
Cela tient beaucoup à la façon dont il fonctionne.
Contrairement à ce que l’on croit, et au modèle mental prévalent selon lequel l’État est un acteur de long terme, la réalité de son fonctionnement est tout autre. Comme me le rappelait récemment un haut fonctionnaire, la durée de vie d’un ministre est de deux ans environ : six mois au minimum pour prendre en main son ministère, et parfois beaucoup plus pour un néophyte, et déjà la perspective de s’en aller ou de prendre un autre ministère au gré des remaniements. Bruno Le Maire, ministre des Finances depuis 2017 fait figure d’exception rarissime dans le paysage français.
Mais plus généralement, c’est dû à la dissipation des idéologies : les gouvernements n’ont plus de boussole théorique ou philosophique ; ils évoluent au gré du temps, réagissant aux à-coups de l’opinion publique, l’œil rivé sur les sondages. Au lieu de fixer le cadre, l’État se mêle de régler directement les problèmes, dans une dérive du micro-management qui ne fait que refléter la vacuité de son management général. État stratège ? Soyons sérieux. La moindre boulangerie de province est plus stratège que cela.
Il ne s’agit pas de souhaiter que l’État supprime l’incertitude du monde.
À part quelques utopistes, nous savons bien que l’incertitude est irréductible, et personne ne souhaite vraiment essayer de construire un monde dans lequel l’État assurerait une stabilité totale. Mais précisément, dans un monde aussi incertain, l’État a un rôle important à jouer de stabilité. Il est important qu’il revienne à son rôle de fixateur du cadre, et que ce cadre soit stable. Qu’il y ait des changements, parce que le monde change de façon imprévisible, c’est dans l’ordre des choses. Mais la remise à plat de ses processus de décision s’impose avec urgence. Il n’est pas normal que des décisions ayant autant d’impact sur la vie des citoyens soient prises de façon aussi légère et que l’inconséquence règne à ce point.
Quelle est la probabilité qu’une telle remise à plat se fasse ? Sans doute très faible tant remettre en cause l’État est tabou en France, même si on souhaite en améliorer le fonctionnement. Sans doute faudra-t-il attendre une crise majeure. L’horizon extrêmement sombre sur de nombreux plans rend celle-ci de plus en plus probable. Attachez vos ceintures.