Le «greenwashing» (blanchiment écologique), la communication à outrance visant à faire passer pour verts, durables et vertueux les produits et les stratégies des entreprises, est tellement omniprésent que nous avons fini par ne plus le percevoir. Mais il est pourtant en plein reflux à cause d’un mouvement qui se généralise baptisé «greenhushing» (silence écologique). Il consiste pour les entreprises à revenir sur leurs ambitions vertes proclamées de crainte maintenant d’être trainées en justice pour être incapables de les respecter. On peut à la fois s’en réjouir, la communication a tout de même des limites, et le déplorer.
N’avez-vous pas eu l’impression ces derniers temps que les entreprises communiquaient moins sur leurs engagements climatiques ? Si tel est le cas, votre intuition est la bonne. Ce nouveau phénomène a désormais un nom : le « greenhushing » (ou écosilence en français). Des acteurs économiques tels que BP, Shell ou Amazon l’ont pratiqué en 2023.
Mais de quoi s’agit-il exactement ? Pour comprendre ce qu’est le greenhushing, il est nécessaire de revenir sur des années de « greenwashing » (ou écoblanchiment) avec lequel il s’inscrit en rupture. Ce procédé, massivement utilisé depuis les années 1990, est aujourd’hui bien connu du public. Il consiste à maquiller en vert des produits ou des services qui ne le sont pas.
Jusqu’à récemment, les acteurs économiques n’hésitaient pas à faire des promesses vertes. L’objectif annoncé était souvent le même : atteindre une forme de neutralité carbone à un horizon plus ou moins lointain. Ce cap a donné lieu à d’importantes dérives s’apparentant à des pratiques commerciales trompeuses. Comprendre : les paroles n’étaient pas toujours suivies d’actes.
La France, pionnière d’une réglementation coercitive
Afin de juguler cette tendance en plein essor, les pouvoirs publics ont récemment décidé de s’emparer du sujet en mettant sur pied un arsenal législatif de plus en plus coercitif.
En France, la loi Climat et résilience interdit depuis le 1er janvier 2023 aux annonceurs d’affirmer dans une publicité qu’un produit ou un service est « neutre en carbone », « biodégradable » ou « respectueux de l’environnement » sans que soit publié son bilan d’émissions de gaz à effet de serre. Dans le cas d’une personne morale, le contrevenant risque une amende pouvant aller jusqu’à 100 000 euros ou représentant la totalité des dépenses consacrées à l’opération illégale.
Notre pays a été le premier à ouvrir la voie. L’Union européenne s’est depuis engagée dans le bannissement des allégations environnementales génériques sans preuve. L’actualisation en ce sens des règles de consommation a été votée en janvier 2024 par les députés européens. Elle attend désormais l’approbation du Conseil avant d’être retranscrite sous deux ans dans les droits nationaux.
Outre-Atlantique, l’État de Californie a à son tour promulgué le 1er janvier dernier une loi anti-greenwashing ». Majoritairement inspirée de la réglementation française, elle propose d’aller plus loin que la dernière mise à jour des « green guides » de la Federal Trade Commission en obligeant les annonceurs à fournir des données normalisées devant attester de la véracité de leurs promesses environnementales.
Contourner l’opinion publique… et la justice
Conséquence directe de ce nouvel environnement légal, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à cesser de communiquer sur leurs engagements climatiques. On appelle cela le greenhushing . Outre le fait de se conformer à la réglementation, elles évitent ainsi de s’exposer au jugement de l’opinion publique, mais aussi de leurs clients, des investisseurs et des médias tout en se protégeant d’éventuelles poursuites judiciaires.
Il faut dire que le nombre de dossiers portés en justice en raison de communications environnementales trompeuses n’a jamais été aussi nombreux. En particulier aux États-Unis, comme en témoigne l’impressionnante liste de la Federal Trade Commission. En mai dernier, Delta était ainsi poursuivie devant les juges californiens après avoir affirmé être la « première compagnie aérienne neutre en carbone ».
Une popularité grandissante depuis 2023
Jusqu’en 2022, l’expression greenhushing était surtout utilisée pour décrire un certain type de communication visant à réduire la dissonance entre les valeurs écologiques de l’entreprise et celles des clients. Nous voyons qu’elle prend désormais un autre sens avec les dernières évolutions législatives.
Compte tenu de l’apparition récente du phénomène, il est encore peu documenté. Le cabinet de conseil suisse South Pole fut le premier, dès 2022, à l’évoquer dans son rapport annuel « En route vers le Net Zéro ». Ce rapport a contribué à populariser le greenhushing. À tel point qu’il est à présent mentionné dans de grands titres de presse tels que le New York Times ou le Washington Post.
Il faut dire qu’il a connu un essor fulgurant. Au cours de cette dernière année, le nombre d’entreprises reconnaissant pratiquer le greenhushing a été multiplié par trois, selon South Pole. Au moins une sur cinq serait à présent concernée.
L’édition 2024 du rapport de South Pole, qui vient d’être publiée, nous apprend que tous les secteurs d’activité se livrent à présent au greenhushing. Parmi les 1 400 compagnies sondées, 86% de celles commercialisant des biens de consommation et 72% des compagnies pétrolières disent avoir réduit leur communication.
Mais cette nouvelle pratique ne se limite pas aux activités les plus polluantes. Les entreprises les plus engagées dans la lutte contre le changement climatique sont même en première ligne. Sur le panel étudié par South Pole, 88% des firmes proposant des services environnementaux déclarent moins communiquer sur le sujet, alors que 93% d’entre elles respectent pourtant leurs objectifs environnementaux.
Des objectifs climatiques parfois revus à la baisse
Il faut dire que les objectifs climatiques n’ont jamais été à ce point au centre de toutes les attentions. Le cabinet suisse indique que plus des trois quarts des entreprises investissent plus que l’année précédente pour atteindre la neutralité carbone, mais aussi que plus d’une sur deux fait état de difficultés croissantes pour communiquer sur ses engagements climatiques.
Conséquence directe de cette prise de conscience, certaines firmes figurant parmi les principaux émetteurs mondiaux de gaz à effet de serre ont commencé à revoir à la baisse leurs ambitions.
- Début 2023, BP annonçait renoncer à réduire de 35 % à 40 % son empreinte carbone d’ici à 2030, l’un des objectifs les plus ambitieux du secteur pétrolier.Il est désormais question d’une baisse de « 20 à 30 % ». Quelques jours plus tard, Shell déclarait à son tour cesser d’investir davantage dans les énergies renouvelables.
- Amazon leur a emboîté le pas en revenant sur son engagement de réaliser 50 % de ses livraisons « zéro carbone » en 2030. La multinationale promet à présent une neutralité de toutes ses activités à l’horizon 2040,soit 10 ans plus tard que l’objectif initial.
Bien que cela tombe sous le sens, précisons que le greenhushing concerne uniquement les acteurs économiques qui avaient préalablement communiqué sur leurs engagements environnementaux. Or, à en croire les résultats de South Pole, ils demeurent minoritaires. Comprendre : le greenhushing n’est que la partie émergée de l’iceberg, sur une vaste majorité d’entreprises qui n’ont jamais communiqué sur leurs engagements environnementaux.
Le greenhushing n’en est qu’à ses débuts
Qu’il s’agisse de ne plus communiquer sur des actions pratiquées, de revoir à la baisse des objectifs ou d’en reporter l’échéance, toutes ces formes de greenhushing posent de nouveaux défis à nos sociétés.
- Cette invisibilisation des engagements climatiques risque de réduire la pression que l’opinion publique peut avoir sur les entreprises émettant beaucoup de gaz à effet de serre, et ce, quelle que soit leur taille.
- Elle pourrait également conduire à limiter les retours d’expérience en la matière, affaiblir la concurrence entre les entreprises sur le plan environnemental et in fine à ralentir la prise de décisions relevant de la lutte et de l’adaptation au changement climatique. Ce qui irait à contre-courant des injonctions scientifiques à accélérer la transition de nos économies vers un avenir à faible intensité carbone.
Cela est d’autant plus préoccupant dans un contexte où tout porte à croire que le greenhushing n’en est qu’à ses débuts. Les dispositifs coercitifs encadrant les communications environnementales n’ont jamais été aussi nombreux et vont probablement se multiplier dans un futur proche. Il semble essentiel que les entreprises se les approprient dans la philosophie des lois. C’est-à-dire, à des fins d’amélioration des performances écologiques de leurs produits et services et non pour cesser de communiquer à leur sujet, comme cela est déjà massivement observé.
Selon South Pole, la moitié des compagnies s’adonnant au greenhushing le font en raison de l’évolution récente du cadre légal. Sans surprise, les firmes françaises sont les plus concernées avec 82% d’entre elles déclarant le pratiquer. Ce chiffre s’explique par le fait que notre pays possède la réglementation la plus stricte à l’échelle mondiale en la matière, bien devant l’Union européenne ou les États-Unis. Les autres motifs invoqués par les professionnels relèvent davantage d’un manque de données ou d’orientations infocommunicationnelles claires propres à leur secteur d’activité.
Bientôt des données pour étudier le phénomène
Ces différents arguments mettent en lumière la nécessité de disposer de données environnementales standardisées afin de pouvoir rendre publiques et comparer les actions des entreprises.
En Europe, cela sera bientôt le cas pour les plus importantes d’entre elles avec la mise en œuvre progressive à partir de 2024 de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Elle rend obligatoire un suivi extrafinancier annuel constitué des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance.
Autant d’informations qui seront bientôt mise à disposition de tout un chacun. Et notamment de la communauté scientifique, qui ne devrait pas tarder à faire sienne la question du greenhushing. Le défi à relever est aussi complexe que subtil : étudier des communications qui n’existent pas.
Mathis Navard Docteur en Sciences de l’information et communication (ISI), Université de Poitiers, IAE de Poitiers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.