(André Pellen dans Prospérité électrique : de Superphénix à Tesla – Contrepoints)
Il n’est pas encore trop tard pour amorcer une nouvelle optimisation de la production électrique, et il est plus que jamais nécessaire de l’inscrire dans la situation industrielle du moment.
Il fut longtemps considéré comme un truisme que, outre l’honnêteté, la qualité la plus attendue d’un gouvernement est la compétence, la disposition la plus appréciée le talent rehaussé d’une dose de courage et d’une pincée de clairvoyance.
Hélas, depuis près de 30 ans, une trivialité toujours plus insolente gagne dans l’indifférence générale ce qui n’aurait jamais dû cesser d’être un sanctuaire de la méritocratie comme celui qui éleva la jeune nation américaine au rang des nations les plus développées, grâce au chemin de fer et à un vigoureux essor industriel notamment pétrolier. Avec ce qui est succinctement rapporté ci-dessous, la France connut bien quelque chose d’analogue, il y a 50 ans, mais notre médiocratie politique s’emploie depuis à en corrompre méthodiquement le produit.
Le choc pétrolier
Le choc pétrolier de 1973 conduisit ce pays dépourvu de ressources fossiles à se doter au plus vite de la production électronucléaire massive que l’on connait.
Conçu avec un sens aigu de l’homogénéité et de la cohérence, l’outil industriel qui en naquit fut constitué des trois éléments complémentaires suivants, soigneusement dimensionnés :
- un instrument de production d’électricité composé de centrales nucléaires à eau pressurisée – ou PWR – standardisées, générant du plutonium à hauteur d’environ 1 % du poids de son combustible irradié ;
- un appareil de retraitement de ce dernier permettant d’en récupérer le plutonium, d’en extraire l’uranium appauvri pour 96 % de son poids et d’en séparer soigneusement les 3 % restant en déchets composés de produits de fission et d’actinides mineurs ;
- un instrument de production d’électricité dont le plutonium issu des PWR entrait dans la composition du combustible et dont le premier exemplaire fut baptisé Superphénix, superlatif dérivé du nom du prototype Phénix déjà en exploitation depuis quelques années. Superphénix était et serait encore le plus puissant et le plus sophistiqué des réacteurs dit à neutrons rapides (RNR) en développement dans le monde. À l’époque, la confiance en l’avenir de ce type de réacteur était telle que la construction d’un second exemplaire était envisagée à Saint-Étienne-des-Sorts, près de Bagnols-sur-Cèze, dans le Vaucluse.
On sait ce qu’il est advenu de la radieuse promesse technologique, industrielle et finalement économique. On sait également à quel pis-aller EDF est aujourd’hui condamnée pour valoriser tant bien que mal le plutonium continuant d’être produit par nos réacteurs PWR ; à savoir, alimenter certains de ces derniers avec un combustible mixte dit MOX (pour mixed oxides), mélange constitué d’environ 92 % d’uranium appauvri et de 8 % de plutonium.
La France n’a pas optimisé la production électrique
Ce que les Français connaissent moins c’est l’économie, le confort industriel et technologique dont le gouvernement Jospin les priva délibérément, en saccageant de la sorte l’optimisation du cycle du combustible.
Ce qui suit permet de s’en faire une idée, en ne perdant pas de vue que un kilo de pétrole produit environ 6 KWh.
L’énergie électrique tirée de un kilo d’uranium naturel est de 50 MWh par un PWR non « moxés », de 100 MWh par un PWR « moxés » et de 5000 MWh par un RNR.
Traduits en taux de combustion de cet uranium naturel, les chiffres précédents donnent respectivement : ~ 0,6 % ; ~ 1 à 2 % ; près de 100 %.
Traduits en consommation annuelle de cet uranium naturel brûlé dans un réacteur de 1000 MW produisant par hypothèse 7 TWh/an, ces chiffres donnent respectivement : 150 tonnes/an ; 100 tonnes/an ; < 2 tonnes/an d’uranium naturel ou d’uranium appauvri avec lequel un RNR peut être indifféremment chargé, aux côtés du plutonium.
Pour compléter le rappel, il convient d’ajouter ceci :
- Les besoins d’enrichissement de l’uranium naturel mesurés en UTS/an (unité de travail de séparation des molécules U235 et U238 exprimée en Kg), pour 7 TWh/an, sont respectivement : ~ 250 000 ; ~ 175 000 ; 0.
- La quantité du combustible plutonium présente dans chacun des trois types de réacteurs : ~ 1 tonne ; 2,5 tonnes ; ~ 5 tonnes régénérées ou surgénérées en permanence, suivant que le RNR est iso ou surgénérateur comme l’était Superphénix.
Enfin, l’évocation du forfait Superphénix ne saurait être refermée sans mentionner l’argent que ses auteurs jetèrent aux orties :
- 6,2 milliards d’euros d’investissements ;
- 3,5 milliards d’euros de non consommation de 10 années de fonctionnement déjà provisionnés dans les deux cœurs du réacteur prêts à être exploités ;
- 0,9 milliard d’euros d’un démantèlement avancé de 40 ans (15 % des investissements) ;
Soit un total de 10,3 milliards d’euros, sans compter le dédommagement des partenaires italien et allemand d’EDF… et les 40 années de non-production.
Ainsi, l’exécution du plan d’optimisation technico-économique de la production électrique française le plus fécond de ceux adoptés par les pays de l’OCDE fut-elle brutalement interrompue en 1997. Dont acte.
Il n’est pas trop tard
Aujourd’hui, non seulement il n’est pas encore trop tard pour amorcer une nouvelle optimisation, mais il est plus que jamais nécessaire de l’inscrire dans la situation industrielle du moment, en l’élargissant au système production-consommation typiquement français ; ceci, bien entendu, concomitamment à la relance immédiate de la R&D des RNR et à une mise en chantier de nouveaux réacteurs PWR absolument prioritaire.
Hormis le succès déjà ancien du chauffage électrique, la consommation française se caractérise par une croissance du parc de voitures électriques sensiblement plus soutenue que dans la plupart des pays de l’Union européenne. Coupler ce stimulant tropisme à une volonté industrielle authentiquement retrouvée pourrait se révéler la plus formidable opportunité économique offerte à la France depuis très longtemps. Chez un pays figurant encore parmi les mieux armés dans la course vers l’indépendance énergétique, un tel éclair de lucidité le réconciliant avec son nucléaire seul à même de le faire entrer de plein pied dans la modernité électro mobile lui ferait, en effet, franchir un pas décisif sur le chemin de l’autonomie énergétique et de la prospérité.
Pour autant, l’idée d’éradiquer administrativement le moteur thermique, quel qu’en soit le délai, est une suicidaire ânerie, la conquête des usagers de la route par la voiture électrique ne pouvant qu’être commerciale sur la durée. C’est pourquoi il y a une urgence à supprimer tout soutien public au secteur industriel concerné, sans quoi la subventionnite dont Bruxelles et Paris sont gravement atteints débouchera immanquablement et plus tôt qu’on ne pense sur la plus grande catastrophe socioéconomique connue en temps de paix, depuis les années 1930.
Tordons ensuite le cou à l’imposture consistant à laisser croire que, techniquement, cette conquête peut être totale, en considérant ce que les Start-up Electra et Tesla ont seulement commencé de promettre aux Français, avant 2030 : quelque chose comme l’installation de 11 000 bornes de recharges d’une puissance unitaire allant de 400 à 600 KW. Non seulement la mise en service d’un tel ensemble promet de rapidement se traduire par l’appel permanent d’une puissance totale quasiment de l’ordre de 6 à 7 GW, c’est-à-dire la pleine puissance de 6 à 7 réacteurs, mais une borne Electra prévue pour délivrer 300 KWh à la demi-heure ne pourra accueillir que 6 à 7 automobilistes à la demi-heure. Par ailleurs, nos décisionnaires amateurs imaginent-ils bien l’infrastructure industrielle nécessitée par la construction en n exemplaires de stations de recharge comprenant seulement 10 bornes délivrant chacune une puissance de 600 KW ?… C’est-à-dire nécessitant n fois le même raccordement au réseau qu’une ferme de 3 éoliennes de 2 MW !
Où l’on voit que la synergie commerciale, industrielle et sociale qui se dessine ne tardera pas à se heurter à un plafond matériellement indépassable, installant définitivement les équilibres fluctuants entre, d’une part, les tailles des parcs automobiles concurrents et, d’autre part, entre besoins et offres de puissances correspondants. Il n’empêche : tout échec enregistré par la mobilité électrique ne peut désormais qu’être relatif et/ou passager, car on ne « désinventera » pas un produit techno industriel dont on a autant poussé la sophistication, quelles que puissent être les tensions sur l’approvisionnement de métaux et de terres rares plus répandus qu’on ne croit.
Le profit économique autrefois apporté par l’optimisation énergétique dont on avait chargé Superphénix pourrait donc être restitué au moins partiellement à notre pays par l’avènement de la voiture électrique si – condition expresse ! – la communauté nationale parvenait à rompre son asservissement interne et externe à un marché du KWh falsifié.
En attendant qu’une filière RNR française lui rende totalement ce profit – il est encore permis de rêver… – parvenir à arracher un reconditionnement de la centrale de Fessenheim entièrement dédié à notre parc de voitures électriques serait déjà de très bon augure.